C’est un peu tout cela à la fois. J’ai été scolarisée dans un établissement de la Congrégation de Notre-Dame de Sion et j’ai été sensible à ces atmosphères, à une certaine rigueur aussi. C’est d’ailleurs à ma demande que j’ai été baptisée et je suis restée dans cette foi. Si j’ai toujours beaucoup travaillé, le violon d’abord, le chant ensuite, et c’est un travail continuel, j’ai reçu ma voix comme un don. Un don qu’il faut savoir apprivoiser, préserver et partager avec le public, avec cette exigence qui commence par soi-même et qui vous pousse à aller vers le meilleur. Le partage dans la joie, c’est ce que la religion vous enseigne et, avec la foi, tout devient plus facile, plus évident même et j’ai toujours l’impression d’être soutenue par un ange, une sensation qui vous porte et que j’ai ressentie lorsque j’ai interprété le rôle de Mère Marie de l’Incarnation dans “Dialogues des Carmélites” de Francis Poulenc. Chef d’œuvre de spiritualité et de musicalité.
Vous avez chanté sur les plus grandes scènes, dans des salles mythiques, y-a-t-il des lieux, des publics plus porteurs ?
Je pense qu’il faut arriver à prendre possession d’un lieu. Ce n’est pas si facile. La première des choses pour s’y sentir bien est l’acoustique. L’on ne sait pas tout de suite si la voix va porter, mais on a tout de suite la sensation de sa voix, la taille de la salle joue aussi mais pour moi, une chose est importante, c’est l’histoire du lieu et ses vibrations. Rien n’est impersonnel sur une scène, surtout lorsqu’on chante en concert, sans l’apport de la mise en scène. Là, les vibrations que l’on reçoit sont très importantes, et puis il y a l’accueil, des directeurs, des musiciens et ensuite du public. Depuis quelques années je chante souvent sur la scène de l’Opéra de Marseille, c’est un théâtre à taille humaine où le public est chaleureux, même si à une certaine époque il était connu pour être difficile. Il est souvent ici très enthousiaste, ce qui procure toujours un très grand plaisir ; Il y a de par le monde, des publics plus réservés. J’aime les salles qui ont une histoire.
Vous venez de chanter “Fausto” de Louise Bertin et vous n’aimez pas que l’on vous pose la question : est-ce une écriture féminine ?
Non, c’est vrai, car je ne comprends pas ce que pourrait-être une écriture féminine. Il y a la musique et l’écriture de cette musique. Nous sommes au XIXe siècle, dans le romantisme. Cette partition est d’une grande exigence vocale qui demande des graves et un large ambitus dans une orchestration assez fournie, mais j’aime les découvertes et pourquoi pas, les difficultés aussi. Nous devons cette découverte au Palazzetto Bru Zane et c’est une belle expérience musicale. Les œuvres de compositrices sont vraiment très peu jouées.
Vous avez remporté de nombreux prix et 3 Victoires de la musique classique catégorie “Artiste lyrique de l’année”. Voyez-vous cela comme une reconnaissance ?
Oui, bien sûr, c’est la reconnaissance de nos pairs, du métier. Cela fait toujours un immense plaisir mais pour moi, cela n’a pas changé le cours de ma carrière qui était déjà bien engagée. Arrivent-elles trop tard ? Ces distinctions seraient, pour de jeunes chanteurs, de jeunes instrumentistes une façon de lancer leur carrière, de les faire connaître d’un plus large public. Mais, ces Victoires sont une excellente initiative qui dure depuis 30 ans et qui donnent lieu à de belles soirées musicales suivies par un public toujours curieux de découvertes.
Des décorations aussi ?
J’ai été promue au grade d’Officier de l’ordre des Arts et Lettres en 2019 et j’ai reçu l’insigne de Chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’honneur en 2023 des mains de mon amie Natalie Dessay. Réellement un très beau moment. Des décorations qui, si elles ne changent pas le cours de votre vie, vous font plaisir et que j’ai reçues comme la reconnaissance de tout le travail effectué depuis de longues années.
Votre répertoire, impressionnant, éclectique parfois, annonce une continuité, une progression, Est-ce toujours votre choix ?
Oui, car rien ne m’est imposé. Il découle bien sûr des propositions qui me sont faites, mais il faut savoir dire NON ! C’est parfois difficile lorsque l’on débute une carrière, mais c’est primordial. Il faut chanter les rôles qui vous conviennent à un moment donné et il faut savoir être patient. Mais comme je vous l’ai dit, j’aime les découvertes. Chaque compositeur, chaque époque a son style propre et je trouve enrichissant de prendre possession de personnages très différents, recherchant les caractères mais aussi le souffle et les couleurs de compositions diverses. Si le choix est bien pensé, cela ne nuit pas à la voix. Chanter les lieder de Richard Wagner n’est pas se lancer dans un de ses opéras, je n’en n’ai pas la voix. Mais la voix évolue et j’ai envie d’interpréter des rôles plus dramatiques. Comme “Norma” par exemple au Festival d’Aix-en-Provence en 2022. Cette version concertante permettait de se concentrer sur la voix dans cette prise de rôle et pour la première fois aussi dans ce festival.
Alors… Un rôle impossible qui vous aurait inspirée, que vous auriez aimé interpréter ?
Avec un petit sourire et sans hésitation, Rodrigo, du “Don Carlo” de Verdi. Qu’y a-t-il de plus beau que ce duo de voix d’hommes où le baryton de Rodrigo s’unit au ténor de Carlo ? Je n’aurai jamais la profondeur de voix du baryton verdien, alors j’écoute toujours ce duo avec délectation. Son personnage aussi est intéressant, qui revient à la fidélité jusque dans la mort.
Les belles rencontres musicales et autres ont sans doute été nombreuses.
C’est l’un des charmes de ce métier. Lorsque j’étais jeune, c’était encore l’époque des Divas. Le métier de chanteur c’est démocratisé. Est-ce à regretter ? Un peu tout de même… J’ai participé à des masterclass de Régine Crespin. Une artiste superbe, qui vous donnait l’envie de chanter mais surtout de progresser, de vous dépasser. J’en ai gardé des souvenirs merveilleux. Certains chefs sont aussi marquants, il y en a eu beaucoup, impossible de tous les citer, de William Christie et passant par Kurt Masur; J’ai un très beau souvenir des “Nuits d’été” d’Hector Berlioz chantées au Festival de Radio France de Montpellier, dirigé par Michael Schonwandt. Il y a de très beaux enregistrements de Régine Crespin justement. Si la carrière musicale est un chemin parfois difficile, il y a tellement de joies, de découvertes, de rencontres merveilleuses dans des musiques toujours renouvelées que l’on ne voit pas le temps passer.
On dit souvent que l’opéra est un art total, l’on peut y trouver de la littérature, de l’art pictural sans parler de la musique qui devrait être primordiale. Que pensez-vous de certains metteurs en scène qui dérangent ou font s’effondrer ce bel édifice ?
Il est vrai que depuis de nombreuses années maintenant les metteurs en scène ont un pouvoir qu’ils n’avaient pas auparavant. La mise en scène serait-elle devenue plus importante que la musique ? Par chance, sauf une fois en 25 ans, je n’ai pas eu de problèmes avec les metteurs en scène. L’on a la possibilité de parler, de s’expliquer, cela tient aussi au respect réciproque. L’on pourrait quelques fois se poser la question du bien fondé de leurs propos, mais, si je prends pour exemple Krysztof Warlikowski, dont les mises en scène sont souvent décriées, j’ai trouvé son propos pour ‘L’Affaire Makropoulos” de Leos Janacek (où j’interprété Krista) assez abouti. Osé, certes, mais intelligent au jeu d’acteurs millimétré. L’on pourrait regretter les énormes budgets octroyés aux mises en scène alors que l’on supprime des productions que l’on réduit le nombre de représentations tout en diminuant le cachet des chanteurs, alors qu’il est si difficile pour les jeunes chanteurs de débuter.
Etes-vous pessimiste pour l’avenir de l’opéra ?
Je suis d’un naturel optimiste et, malgré certaines dérives, le public suit, il est enthousiaste, parfois mécontent mais il aime la musique, le chant, les belles voix. Il s’adapte aussi, et les opéras versions concerts sont de plus en plus suivis. C’est pour moi un signe…de longévité. Le public va au théâtre, à l’opéra pour sortir du quotidien, pour être transporter ailleurs…rêver peut-être. Je suis persuadée que les metteurs en scène vont en prendre conscience.
Entretien avec Karine Deshayes
Entretien autour d’une tasse de thé. Aimable, souriante, Karine Deshayes, toujours très appréciée et longuement applaudie lors de ses passages à Marseille sur la scène de l’Opéra, prend le temps d’un échange musical pour les lecteurs de GBopera entre deux répétitions de “L’Africaine”.
Racontez-nous, madame Deshayes, comment la musique est venue vers vous, ou peut-être, comment vous êtes allée vers la musique.
Je pense avoir toujours entendu de la musique à la maison ; la musique était une évidence et lorsqu’on est jeune, l’on ne se pose pas de question. Mon père était musicien, corniste très exactement, et m’emmenait quelquefois dans les coulisses de l’Opéra. C’était pour moi un monde étrange et merveilleux, mais tout me paraissait normal puisque j’y allais avec mon père. Evidemment je suis allée au conservatoire où j’ai commencé l’étude du violon. Je ne sais pas trop qui a conseillé, qui a choisi cet instrument mais je l’ai tout de suite aimé. Le violon est un instrument difficile à maîtriser, contrairement au piano il faut aller chercher la note et le son, peut-être est-ce l’instrument qui se rapproche le plus de la voix avec la recherche de la justesse et de la couleur. L’étude du violon vous apprend le travail bien fait, la rigueur et la patience. Cela m’a servi tout au long de ma carrière, moi qui suis assez impatiente. Plus tard j’ai étudié le chant au CNSM de Paris dans la classe de Mireille Alcantara, qui me suit encore depuis toutes ces années. Une rencontre déterminante! La pratique d’un instrument avant de commencer à chanter apporte un plus, c’est certain ; vous apprenez le solfège qui vous donne le sens de la mesure, des respirations et même du phrasé. C’est un gain de temps précieux.
Le bel canto vous a-t-il attirée immédiatement ? La légèreté de la voix, l’agilité…
Je suis tout d’abord entrée dans la troupe lyrique de l’Opéra de Lyon et c’est une grande chance. Ces institutions ont disparu; quel dommage pour les jeunes chanteurs qui pouvaient obtenir de petits rôles dans les œuvres du répertoire et autres, ils vous apportaient l’aisance sur scène, vous donnaient l’opportunité de vous faire connaître tout en côtoyant d’immenses artistes. Oui, j’ai été attirée par le bel canto, cela correspondait sans doute à mes possibilités vocales. Une certaine souplesse du larynx, une façon d’alléger la voix. Alléger la voix est une technique qui permet aussi de moins la fatiguer. C’est une chose importante pour un chanteur, ne jamais forcer sur la fatigue. Et puis, lorsqu’on est jeune, les rôles sont si attirants dans le bel canto. Regardez Rosine du “Barbier de Séville” quel rôle agréable, je ne m’en suis jamais lassée. Peut-être Rosine correspond-elle à mon tempérament ? Par contre je ne chanterai certainement plus ” La Cenerentola”, question d’âge (avec un petit sourire)… ni Siebel. Chanter Rossini est un plaisir toujours renouvelé, et à Pesaro ! Un lieu enchanteur qui vous met en joie avec cette musique lumineuse et pétillante.
Les rôles travestis sont souvent présents, vous y sentez-vous à l’aise ?
Oui, certes. Il est toujours intéressant de défendre sa voix dans des rôles de l’autre sexe et, si Cherubino est touchant et amusant dans ses premiers émois et Siebel déjà proche du romantisme, le Romeo de Bellini “I Capuleti e I montecchi” est plus affirmé et demande un grand investissement scénique avec combat au fleuret. D’ailleurs, la pratique de l’escrime dans ma jeunesse m’a beaucoup aidée sur scène. Le rôle d’Isolier “Le Comte Ory” est aussi agréable à interpréter. Il est plaisant de penser à Cherubino lorsque j’interprète la Comtesse “Les Nozze di Figaro” (en janvier à Toulouse) en pensant au chemin parcouru, mais cette femme fidèle est assez proche de moi, que voulez-vous je suis d’une grande fidélité… et chanter “Porgi amor” me procure une grande émotion. Il m’est arrivé aussi de penser aux vocalises d’Urbino (Nobles seigneurs, salut) “Les Huguenots” alors que j’interprète maintenant le rôle de Valentine, beaucoup plus dramatique, comme à Marseille en juin dernier. Avoir chanté ces divers rôles donne une profonde connaissance de l’opéra que l’on interprète. Et toujours dans la recherche d’une nouvelle interprétation et du plaisir de chanter. Les rôles vous font évoluer.
On vous a certainement souvent posé la question : soprano, mezzo-soprano; vous l’êtes-vous posée ?
Oui et non. A une époque, pas si lointaine que cela, ce genre de distinction entre ces deux voix n’existait pas. Plus que la tessiture de la voix, c’est sa couleur qui est déterminante pour les rôles. Et, si maintenant Adalgisa est chantée par une mezzo-soprano, ce n’était pas le cas à la création de “Norma” où ce rôle était interprété par la soprano Giulia Grisi. Ma voix évolue vers l’aigu tout en conservant ses graves et sa couleur. Il faut faire très attention bien sûr, toujours travailler dans le sens des équilibres et ne pas rechercher des couleurs que la voix ne possède pas. J’ai toujours eu des aigus faciles, mais ils sont projetés en gardant le timbre de ma voix. C’est l’intensité sans doute qui fait la différence. Ma curiosité m’entraîne vers des découvertes, vers d’autres personnages et des rôles plus dramatiques auxquels je n’avais pas songé avant, mais toujours dans le souci de protéger la voix, ne jamais l’entraîner sur des sentiers dangereux et rester dans le plaisir. Je ne me suis jamais lassée d’un rôle mais en explorer d’autres, pourquoi pas ? C’est aller vers d’autres rencontres, d’autres personnages, d’autres musiques, d’autres compositeurs. J’aime le baroque mais aussi les mélodies, françaises ou autres. J’ai aimé chanter les Wesendonck lieder de Richard Wagner ou Mahler, Das lied von der Erden, Eines fahrenden Gesellen lieder, ou Hector Berlioz Les nuits d’été, d’une grande exigence vocale, mais j’aime aussi l’oratorio, le répertoire sacré.
Vous parlez souvent de la foi, qui est très importante dans votre vie. La voix est-elle un support à la spiritualité, à l’élévation, à la beauté, une lumière en somme ?