Opéra de Lyon: “Die frau ohne schatten”

Opéra de Lyon, saison 2023/24
“DIE FRAU OHNE SCHATTEN” (La femme sans ombre)
Opéra en 3 actes, Livret de Hugo von Hofmannsthal
Musique de R
ichard Strauss
L’Empereur VINCENT WOLFSTEINER
L’Impératrice SARA JAKUBIAK
Barak, le Teinturier JOSEF WAGNER
La Teinturière AMBUR BRAID
La Nourrice LINDSAY AMMANN
Le Messager des Esprits JULIAN ORLISHAUSEN
Le Gardien du seuil du Temple / Le Faucon GIULIA SCOPELLITI*
Le Bossu / L’apparition du jeune homme ROBERT LEWIS*
Le Borgne PAWEL TROJAK*
Le Manchot PETE THANAPAT*
Une Voix venue d’en haut THANDISWA MPONGWANA*
*Solistes du Lyon Opéra Studio
Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon
Direction musicale Daniele Rustioni
Chef des Chœurs Benedict Kearns
Mise en scène Mariusz Treliński
Décors Fabien Lédé
Costumes Marek Adamski
Lumières Marc Heinz
Chorégraphie Jacek Przybyłowicz
Vidéo Bartek Macias
Dramaturgie Marcin Cecko
Lyon, 20 octobre 2023
Si Die Frau ohne Schatten (La Femme sans ombre) est un titre assez régulièrement proposé sur les scènes germaniques, il n’en va pas du tout de même en France. La nouvelle production montée par l’Opéra de Lyon constitue d’ailleurs l’entrée à son répertoire de l’ouvrage de Richard Strauss, une très grande réussite à tous points de vue, scénique, vocal et musical. La réalisation visuelle est confiée à Mariusz Treliński, grand nom de la mise en scène (on se souvient par exemple de son Tristan und Isolde au Metropolitan Opera de New-York) et qui met en œuvre tous ses talents sur la scène lyonnaise. Sur un plateau tournant sont disposées plusieurs pièces, une chambre luxueuse pour le couple impérial « d’en haut », qui donne sur une serre aux végétaux épanouis, tandis qu’à l’arrière l’habitation du teinturier Barak et sa femme montre une allure bien moins glamour, aux murs décrépis et une partie qui semble encore en travaux. Sur les côtés sont logés deux plus petits espaces, vestibule et salle de bain très design où quelques vidéos abstraites passent sur le grand miroir. Après une tentative de suicide de l’Impératrice, celle-ci est veillée par deux infirmières, en plus de sa Nourrice omniprésente, qui lui administre son cachet quotidien. On se demande d’ailleurs rapidement s’il ne s’agit pas là d’une pilule contraceptive, donnée à cette femme, sans ombre donc et en incapacité de procréer. Les enfants à naître apparaissent sous les traits de figurants portant des masques de bébés, avec une très belle image en début de troisième et dernier acte, lorsqu’ils se cachent derrière les arbres disposés à présent sur une scène plus dégagée. Un rocher massif suspendu aux cintres descend lorsqu’est évoquée la menace de pétrification de l’Empereur ou quand Keikobad se lève de sa couche, tel un zombie, pour la scène du jugement de sa fille l’Impératrice. Les lumières de Marc Heinz et vidéos de Bartek Macias sont projetées avec parcimonie, en particulier pendant les changements de tableaux, et contribuent à installer une atmosphère d’étrangeté qui sied à cet ouvrage. Le plateau vocal est très relevé, en premier lieu pour ses trois titulaires féminines principales, à coup sûr parmi les meilleures aujourd’hui à disposition pour défendre ces rôles. Ambur Braid incarne une splendide Teinturière, avec une puissance vocale qu’elle développe sans paraître forcer et un timbre d’égale qualité sur toute la tessiture. Sa longue intervention en fin de deuxième acte, ainsi que celle en début d’acte suivant, sont des moments de grand relief, en phase avec le brillant de l’orchestre qui l’accompagne. L’Impératrice de Sara Jakubiak fait entendre un timbre intrinsèquement moins séduisant, avec un passage plutôt marqué entre ses deux registres grave et aigu. Mais la projection de ses aigus est encore plus impressionnante que chez sa consœur soprano, avec plusieurs notes qui partent comme des flèches et possèdent clairement un contour dramatique. La chanteuse habite littéralement le rôle et ses passages parlés du troisième acte (« Ich will nicht ») marquent aussi les esprits. En Nourrice, la mezzo Lindsay Ammann dispose d’une voix sombre qui sait puiser dans un grave très profond, aux accents de ténèbres par instants. L’interprète gère aussi avec précision les grands intervalles de sa partition, et n’est pas en reste pour projeter quelques aigus vaillants, même si de rares notes sonnent avec une certaine tension. Côté masculin, c’est le baryton-basse Josef Wagner qui domine en mettant une appréciable humanité vocale au service du personnage de Barak. Le son est plein et l’instrument richement timbré, la grande longueur de souffle du chanteur lui permettant de moduler les nuances au gré des situations. Il se fait ainsi amoureux, tout comme la musique à ce moment-là, lorsqu’il offre une boîte de chocolat à sa femme au premier acte. Deux actes plus tard, son duo, quand il retrouve sa femme, atteint comme un sommet de lyrisme, après les douloureuses épreuves passées. Vincent Wolfsteiner apporte bien moins de satisfactions en Empereur, ténor au son suffisamment concentré, mais sans grand charme dans le timbre et fragile dans ses notes les plus aigües. Il fait ainsi assez pâle figure lors de son duo final, face à une Impératrice qui rayonne de santé vocale. Parmi les trois frères de Barak, les aigus du ténor gallois Robert Lewis amènent d’ailleurs davantage de séduction à l’oreille. Autre rôle d’importance, le Messager des Esprits est défendu, derrière un masque de super-héros par le baryton Julian Orlishausen, un peu discret dans sa partie la plus grave. Chef principal depuis 2017, puis directeur musical de l’Opéra de Lyon, Daniele Rustioni est aussi le grand triomphateur de la soirée. Pour ses nombreux titres abordés ici ces dernières années, le chef italien est toujours parvenu à un résultat de la plus haute qualité, dans les répertoires italien et français, mais aussi, et peut-être surtout, en servant des compositeurs de rives plus éloignées, comme Britten (War Requiem), Tchaïkovski (L’Enchanteresse) ou encore Rimski-Korsakov (Le Coq d’or). La musique est ce soir absolument magnifique de bout en bout, aussi bien dans ses moments intimistes avec des cordes soyeuses et des bois expressifs, qu’à l’occasion de tutti plus démonstratifs où le chef sait toutefois maintenir en permanence un juste équilibre entre fosse et plateau. Même si, en raison du manque d’espace en fosse, le nombre d’instrumentistes a été réduit par rapport à l’effectif prescrit par Richard Strauss, le flot musical prend l’auditeur au point d’y plonger avec délice. Décidemment une très grande soirée d’opéra!