Après le Budapest Festival Orchestra dirigé par son chef Ivan Fischer, nous restons avec ces magnifiques orchestres venus de l’Est de l’Europe et qui ont fait école. Le Czech Philharmonic, Semyon Bychkov à sa tête, investissait la vaste scène du Grand Théâtre de Provence en cette soirée du 4 avril. Fondé en 1894, ce superbe orchestre symphonique, dont Semyon Bychkov est le directeur musical depuis 2018, nous donnait sa version de la Symphonie N°6 de Gustav Mahler, un orchestre que le compositeur, né à quelques kilomètres de Prague en 1860 avait dirigé dès 1908. C’est dire si les vibrations mahlériennes résonnent encore à travers les différents pupitres. Composée entre 1903 et 1904, cette symphonie dite “Tragique”, écrite sans partie vocale et en mineur, est d’un caractère hautement pessimiste. Alma Mahler la considérait comme son œuvre la plus autobiographique, la plus émouvante et foncièrement personnelle. Malmenée par la critique à sa création à Esseu le 27 mai 1906, elle ne sera créée en France qu’en 1966 ; les œuvres de Gustav Mahler font maintenant partie intégrante des programmes français remportant même un énorme succès auprès du public. Ecrite pour un immense orchestre, le compositeur utilise tous les instruments mis à sa disposition, recherchant la richesse des timbres jusque dans les instruments nouveaux tels le célesta, le xylophone (qu’il ne réutilisera jamais) ou le fameux marteau, énorme mailloche qui s’abat sur un bloc de bois, identique au destin. Par trois fois ce destin viendra frapper Mahler qui, ne voulant pas supprimer ce marteau symbolique, supprimera simplement le dernier coup dans le final espérant déjouer le sort. Avec ce final dépassant les 30 minutes, on jugea cette œuvre complexe, gigantesque vue sa longueur et le nombre de musiciens requis. Pour le compositeur chaque instrument a un caractère propre, les cloches des vaches représentent la nature et, pourquoi pas employer le xylophone pour une sorte de rire du diable ? Semyon Bychkov prend le parti de la force, du tragique, du sans espoir, sans rédemption. De cette lutte avec la mort personne, pas plus le compositeur que l’auditeur, ne sortira vainqueur. Dans cette symphonie classiquement écrite en 4 mouvements on retrouve les leitmotive qui reviennent fréquemment, celui d’Alma, de la nature où il aime tant se ressourcer mais celui aussi d’un désespoir omniprésent où le destin revient frapper. Les symphonies de Gustav Mahler ne sont pas d’écoute facile tant les thèmes, les motifs s’enchevêtrent et ici particulièrement. Possédant là une phalange exceptionnelle Semyon Bychkov ne se privera pas de la faire sonner; trop peut-être par moments, occultant ainsi certains passages plus doux, certains contrastes de nuances ou certaines évocations, jouant avec plus d’évidence sur la violence, le côté sombre et parfois menaçant. Avec précision et dans une gestuelle claire il impose son autorité maîtrisant les tempi, les couleurs, les nuances, jusqu’à sa propre vision de l’œuvre. Le tempo vif et marqué du premier mouvement assure le son puissant des timbales ou la phrase lyrique des violons et c’est sans doute cette unité de son qui séduira le plus, un son qui résonne librement comme s’il était produit pas un seul instrument. Les atmosphères se succèdent, bref moment de musique liturgique à la petite harmonie, rythmes implacables, mais mystère des cordes frappées de contrebasses ou stridence des hautbois relevés pour un tempo de marche qui s’achève dans un allargando triple forte. Le Scherzo en mineur aussi alterne les atmosphères dans un tempo apaisé. La légèreté des violons, comme une danse en réminiscence ponctuée de pizzicati sur la pointe des doigts, n’empêche pas une certaine pesanteur car heureux, le compositeur ne l’est jamais bien longtemps. Le mystère, déchiré par le grondement des timbales, du gong et le cri de la petite clarinette, se termine sur une longue descente des cors et la sonorité sombre de la clarinette basse.
L’Andante du troisième mouvement, comme pour laisser plus librement vibrer la longue phrase des violons et du cor solo, est dirigé sans baguette. Cette musique intérieure portée pas le vibrato mesuré des violoncelles n’empêche pas la tristesse du cor anglais et, si le son des trompettes semble apporter un espoir, le pessimisme du compositeur reste sous-jacent jusque dans les moments champêtres malgré les notes perlées du célesta ou la clarté des cloches de vaches. Et l’espoir s’envole, pianissimo, sur la longueur d’archet des violons. Lourd et marcato est le Finale. Le tuba sur le tremolo des contrebasses donne l’atmosphère de ce mouvement de plus de 30 minutes qui résumera les sentiments du compositeur. La lumière des trompettes sera rattrapée par une sorte de marche funèbre au son feutré du fagott. Le son strident des clarinettes et hautbois, relevés pour un plus grand effet, semble rendre cette marche plus tragique encore. Le maestro a retrouvé sa baguette et cette énergie qui ne le quitte jamais. Les thèmes s’enchevêtrent, le célesta ou les cloches de vaches semblent éclairer le paysage mais les lourds nuages reviennent avec la puissance d’un quatuor aux archets déliés ou des cuivres déchaînés. Semyon Bychkov tient son orchestre d’une baguette de maître, avec sûreté et sans fioritures ; machine qui s’emballe jusqu’à ces coups de marteaux qui vont sceller le sort du compositeur. Gong, clavier, harpes pour un fortissimo qui s’apaise avec le violon solo ou les quelques mesures d’un sombre choral aux sons des trombones et du tuba. Une fin spectaculaire avec cet immense diminuendo sur un crin des archets de contrebasses…suivi par l’éclat d’un accord monumental et un pizzicato qui met un point final. Le maestro a su tirer le meilleur de son orchestre dans une précision horlogère, des attaques parfaites et une palette de sons stupéfiante. Une version rigoureusement tragique et sous tension où l’ampleur des sons empêche toute évasion. “Là j’ai essayé de rassembler les morceaux épars de mon moi intérieur” nous dit Gustav Mahler. N’a-t-il jamais voulu quelques mesures de lumière ? Orchestre superbe dont on se souviendra longtemps. Bravo ! Photo Caroline Doutre