Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence, saison 2023
Martha Argerich, Lahav Shani piano
Sergueï Prokofiev transcription pour deux pianos de Rikuya Terashima, Sympjonie N°1 en ré majeur, op 25 “Classique”;
SergueÏ Rachmaninov: Suite pour 2 pianos N°2 op. 17; Maurice Ravel Ma mère l’Oye
Aix-en-Provence, le 14 avril 2023
S’il est des moments de grâce en musique, le concert du 14 avril proposé par le Festival de Pâques d’Aix-en-Provence en est un certainement. Pas d’orchestre, mais deux pianistes exceptionnels qui allaient se partager la scène. Le public ne s’y était pas trompé, plus un seul fauteuil de libre depuis très longtemps déjà et, attentif, retenant son souffle, ce public allait oublier de tousser, de bouger tant la musique en suspension allait emplir l’espace. Un programme de charme aussi, dédié à la musique du tout début du XXe siècle. Prokofiev, Rachmaninov, Ravel. Martha Argerich et Lahav Shani allaient s’unir dans une technique époustouflante, avec musicalité et une sensibilité à fleur de doigts. On ne présente plus Martha Argerich qui enchante ce public chaque année et qui vient par amitié pour Renaud Capuçon et Dominique Bluzet bien sûr, mais aussi pour ce Festival de Pâques qui a atteint une renommée internationale et qui fête cette année ses 10ans. Lahav Shani, contrebassiste, pianiste concertiste, chef d’orchestre connu et reconnu nous donne ici l’impression d’avoir toujours joué en duo avec Martha Argerich. Il l’a dirigée, certes, lorsqu’elle interprétait un concerto sous sa baguette mais cette communion, cette sensibilité partagée est une musique respirée à l’unisson ; rien de véritablement palpable mais des atmosphères enveloppantes. Sergueï Prokofiev pour commencer avec sa Symphonie N°1 transcrite pour 2 pianos. Cette œuvre pétillante, composée pour orchestre et créée le 21 avril 1918 à Petrograd sous la baguette du compositeur obtient d’entrée un grand succès. Avec cette œuvre, écrite alors que la Russie est en pleine révolution, le compositeur veut rendre hommage à Joseph Haydn et à son époque élégante mais révolue. De l’humour, de la tendresse et, fait amusant, le compositeur, qui voulait un temps prendre quelques distances avec le piano, se retrouve ici, avec la transcription du pianiste japonais Rikuya Terashima, interprété par 2 pianistes. Cette œuvre “Classique” comporte 4 mouvements de sensibilités différentes. Les tempi changent selon ces mouvements mais l’esprit et les intentions restent. L’on ressent l’humour du premier mouvement dans des nuances qui gardent le tempo et les notes perlées qui, jouées ensemble par les deux pianistes, font ressortir une même esthétique musicale malgré une certaine force dans les doigts. Plus lent, le deuxième mouvement reste allant avec cette charmante mélodie chantée par Martha Argerich et reprise avec sensibilité par un Lahav Shani inspiré. Enlevé, rythmé sans académisme mais dansant, Gavotte, menuet, le troisième mouvement nous emmène-t-il dans un salon où la danse donne de l’ampleur aux robes longues ? Les respirations permettent aussi ces pas dansés avec délicatesse. Toujours dans un ensemble parfait les pianistes se répondent dans un Finale vivace où la vélocité n’enlève rien à l’humour. Les tonalités changent, les gammes s’enchaînent comme dans un jeu, une toupie virevolte dans ce tempo soutenu aux Sforzandi dans le son. Superbe d’élégance et de simplicité ! Avec cette Suite pour 2 pianos qu’il compose en même temps que son Concerto N°2, Sergueï Rachmaninov retrouve brio et effervescence créatrice après une longue période de dépression due au peu de succès de sa première symphonie. La force du début n’empêche pas la beauté du son, ce son particulier qu’ont ces deux magnifiques pianistes et que les doigts de Martha Argerich font résonner dans une belle phrase musicale tout droit sortie d’un des concertos du compositeur. Mystère, puis force qui revient avec vélocité mais phrase lyrique qui s’éloigne dans un long pianissimo. Vif comme une toupie que l’agilité des doigts fait tournoyer avec légèreté, le lumineux deuxième mouvement est un échange de phrases où l’on reconnaît les harmonies du compositeur. Langoureuse, comme portée par un souffle legato, la Romance du troisième mouvement est un dialogue musical ; nostalgie des souvenirs qui reviennent, discours coloré aux notes suspendues. L’extraordinaire sonorité des notes perlées fait place au Presto du quatrième mouvement dans une Tarantella endiablée. Les doigts courent virevoltent dans un jeu facile et imagé avec une parfaite précision et une musicalité jusqu’au bout des doigts. Quelle vivacité, quelle entente musicale jusqu’au fortissimo final ! Illustrant un livre de contes de Charles Perrault, Maurice Ravel compose en 1910, pour les enfants de ses amis Godebski, le recueil de 5 poèmes intitulé Ma mère l’Oye. Avec cette pièce écrite pour piano à 4 mains les pianistes se partagent le clavier. Martha Argerich tenant la partie aiguë entre sur le bout des doigts dans un tempo modéré afin de ne pas réveiller brusquement cette Belle au Bois Dormant. Un peu perdu, dans une atmosphère feutrée, le Petit poucet cherche son chemin sur des notes graves jouées sans lourdeur et se retrouve face au chant du coucou. Les images bucoliques défilent mais, finissant sur des notes en majeur, cette forêt si calme n’est peut-être pas si effrayante. Joyeuse et exotique cette Laideronnette Impératrice des Pagodes avec cloches et gong qui sonnent dans un clair-obscur sur des intervalles asiatiques. Glissando et accords aigus mettent fin à la bonne humeur de Laideronnette. Graves, les accents de la Bête deviennent plus doux pour s’entretenir avec la Belle aux discours chaloupés sur un tempo lumineux de valse. Notes posées, arpèges, glissandi dans des sonorités harmonieuses, Le Jardin Féerique se présente sans affectation, tranquille, limpide, aux notes aiguës en gouttes d’eau. Une promenade enchantée dans un rayon de lumière ! En accord avec Serge Diaghilev, Maurice Ravel projette de composer une “apothéose de la valse” en hommage à Johann Strauss. La guerre vient contrecarrer ses projets mais change aussi l’humeur du compositeur qui, devant les horreurs de cette période composera bien une valse mais dans un “tournoiement fantastique et fatal” selon ses mots. Plus de légèreté viennoise et fin du projet de ballet aussi. Si cette Valse conserve un effet tournoyant, joyeux même par moments, les couleurs deviennent plus violentes et les tempi plus frénétiques. Le romantisme a disparu. Inquiétant ce début qui a du mal à prendre forme puis dans un tempo modéré Maurice Ravel installe sa Valse avec des enchaînements en rubato. Réminiscences, rythmes plus affirmés avec cette délicatesse dont le compositeur ne se départ jamais, montées et descentes par vagues dans un ensemble si parfait que l’on penserait n’entendre qu’un seul pianiste; les notes se frottent, s’emballent dans un accelerando qui n’aboutit pas avec ce thème qui revient en ostinato dans le tempo de valse; glissandi aigus ou graves, Sforzandi, accelerando… Sans gestes inutiles mais avec force et puissance les graves résonnent et les aigus sonnent pour finir dans un triple forte. Quelle entente entre ces deux artistes et quelle possession du clavier et de la partition ! Eclatante cette Valse comme ce talent partagé. Si Maurice Ravel voulait écrire une apothéose de la valse, nous avons ici le talent à son apothéose. Ce n’est pas un succès, c’est un triomphe ou plutôt une ovation car il y a aussi un grand respect dans ces applaudissements. Après ce tourbillon quelques mesures de Bis d’un calme religieux à 4 mains pour ce Gottes Zeit ist die allerbeste de Jean-Sébastien Bach, dans une grande pureté de style où les nuances sont suggérées et la mélodie jouée sur des basses qui retiennent le tempo. Moment spirituel tout en finesse. Plus enjoué est ce passage du ballet Casse-noisette de Tchaïkovski, La Fée dragée, transcrit pour 2 pianos, où le tempo modéré n’empêche ni l’élégance ni un certain mystère et où l’on croit percevoir les notes du célesta sous les doigts de Martha Argerich. Un moment suspendu joué avec simplicité et musicalité. Généreux, les deux artistes reprennent le deuxième mouvement de la Suite pour 2 pianos de Sergueï Rachmaninov avec toujours le même enthousiasme. Il est des moments à ne pas manquer et à vivre intensément afin qu’ils gravent notre mémoire. Encore une fois la magie de la musique opère, arrivée à petits pas, Martha Argérich s’assied devant son piano face à Lahav Shani et ce sont deux jeunes gens qui jouent, s’amusent et nous racontent Ma mère l’Oye. Avec nos bravos nous leur disons Merci ! Photo Caroline Doutre