Festival d’Aix-en-Provence 2022: “Il Viaggio, Dante”

Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, saison 2022
“IL VIAGGIO, DANTE”
Opéra en sept tableaux, livret de Frédéric Boyer, d’après La Vita Nova et La Divina Commedia de Dante
Musique de Pascal Dusapin
Dante JEAN-SEBASTIEN BOU
Virgilio EVAN HUGHES
Giovane Dante CHRISTEL LOETZSCH
Beatrice JENNIFER FRANCE
Lucia MARIA CARLA PINO CURY
Voce dei dannati DOMINIQUE VISSE
Narratore GIACOMO PRESTIA
Danseuses et danseurs EVIE POAROS, GAL FEFFERMAN, MARION PLANTEY, ALEXANDER FEND, NIKOS FRAGKOU, HANNAH DEWOR, URI BURGER, VICTOR VILLARREAL
Orchestre et Choeur de l’Opéra de Lyon
Direction musicale Kent Nagano
Chef de chœur Richard Wilberforce
Mise en scène et chorégraphie Claus Guth
Décors Etienne Pluss
Costumes Gesine Völlm
Lumière Fabrice Kebour
Vidéo Rocafilm
Dramaturgie Yvonne Gebauer
Dispositif électroacoustique Thierry Coduys
Aix-en-Provence, le 15 juillet 2022
Le Festival d’Aix-en-Provence, après nous avoir proposé l’Orfeo de Monteverdi, nous convie à une autre traversée de Enfers avec la création mondiale de Pascal Dusapin “Il Viaggio, Dante”, commande du festival et de l’Opéra de Paris. Finalement les créations sont souvent intéressantes, elles ont le double avantage de nous proposer des choses nouvelles et de ne pas modifier, voire déranger ou carrément détruire des œuvres précédemment écrites et revisitées. Nous avions particulièrement aimé “Written on skin” de George Benjamin, création présentée dans le cadre de ce festival en 20012, musique basée sur les sons et qui fera le tour du monde avec un succès toujours renouvelé. En ce 15 juillet 2022, c’est encore avec un plaisir extrême que nous découvrons l’œuvre de Pascal Dusapin. Si nous avons cité “Written on skin”, c’est qu’ici encore, mais sans doute dans une écriture différente, la musique vocale aussi bien qu’orchestrale est basée sur les sons et les émotions qu’ils procurent plutôt que sur la mélodie. Un orchestre symphonique de moyenne envergure où l’on ajoute un orgue et un glass harmonica dont les sons cristallins amènent transparence et élévation. Pascal Dusapin nous dit être habité, depuis de longues années, par l’œuvre monumentale de Dante ; comment la transcrire en musique, l’adapter à l’opéra? Délaissant ses écritures antérieures et en accord avec Frédéric Boyer son librettiste il choisit la voix de mezzo-soprano ; il y aura donc deux Dante, le jeune et celui du récit. Ce choix permet des oppositions de tessitures mais aussi une scénographie moins linéaire. Ce voyage n’est pas un simple récit, c’est une introspection, un voyage mental où catabase et anabase s’effectuent dans un temps donné ; ici après un accident la conscience est un peu en errance et voyage entre souvenirs et imaginaire. Dante a perdu le contrôle de sa voiture, s’est-il endormi, rêvait-il déjà ou la vision de Beatrice, son ancienne aimée s’est-elle si fortement imposée à lui qu’il était ailleurs ? Rentre-t-il véritablement chez lui blessé, ou sommes-nous dans ses pensées ? Il se revoit jeune, amoureux de Beatrice, la perdant…Nous nous laissons guider dans ces aller-retours comme lui-même se laisse guider par Virgile dans un voyage qui l’emmène vers le royaume des morts, et nous nous souvenons du tableau de Delacroix, La Barque de Dante. Si nous avons commémoré l’an dernier les 700 ans de la mort du plus grand poète italien, ce voyage, que Dante effectue ici, remonte bien au-delà de l’époque médiévale car dès l’Antiquité, bien des récits avaient été écrits sur ce sujet. Respectant au plus près les textes originaux écrits pour la première fois en italien, le compositeur introduit un NarrateurGiacomo Prestia, sorte de Coryphée. Il entame ce récit de sa voix profonde de basse “Ô vous qui êtes dans une barque légère, qui désirez écouter…n’entrez pas en haute mer…la mer que je prends ne fut jamais parcourue.” Malgré cette mise en garde nous poursuivons notre voyage au travers des 9 cercles des Enfers. Dans sa robe noire, la tête auréolée, la Lucia de Maria Carla Pino Cury protège Dante et appelle Beatrice de sa voix percutante de soprano aux aigus projetés. Prônant le pardon elle le conduit aux portes du Paradis dans une grande présence qui donne du relief au personnage. Jennifer France est Beatrice, la Dame de Dante, sa muse, son espoir, son désespoir. Elle apparaît alors que Dante blessé lui tend la main, disparait, chante dans une voix de soprano affirmée aux aigus percutants, voire stridents. Elle est la lumière aux accents trompeurs, voix posée aux couleurs changeantes. Personnage principal dans la vie de Dante sa voix se mêle aux sonorités de l’orchestre. A l’origine de la Divina Commedia est Vita Nova, à l’origine de Dante est le Jeune Dante. La voix de Christel Loetzsch pour ce rôle, c’est l’idée de Pascal Dusapin, une voix qui donne corps à ce rôle. Un mezzo-soprano entre travesti et jeune homme. De belles envolées, un jeu scénique expressif et adapté, la vivacité de la jeunesse, les émois d’un premier amour et la souffrance déjà de la perte de l’être aimé “Et il me semble voir le soleil s’obscurcir, à tel point que les étoiles paraissent d’une couleur qui me fait croire qu’elles pleurent”. Mais lumière aussi “M’apparut une vision merveilleuse…” Une voix au large ambitus qui sait exprimer les changements d’émotions dans un rythme scénique toujours soutenu. Jean-Sébastien Bou est un Dante remarquable d’expressivité et de sobriété. La voix s’accorde dans un baryton sonore ou sotto voce, il est cet homme qui se souvient, qui doute, qui s’accroche puis qui se laisse aller vers la lumière. Il y a dans cette interprétation quelque chose de fascinant aussi bien vocalement que scéniquement. Aucun effet pour l’effet. C’est ce qui est notable dans ce spectacle tout est à sa place, ni trop, ni trop peu. Même le Virgilio d’Evan Hughes à la voix sépulcrale ou assourdie accompagnant Dante “Viens avec moi !” mais aussi ” A partir d’ici ne compte que sur Beatrice”. Personnage énigmatique qui aide à franchir les cercles de l’Enfer tout en restant extérieur. Un voyage initiatique doit se faire seul. Autre personnage étrange que la Voce dei dannati de Dominique Visse. Voix de contre-ténor au ricanement démoniaque, double de Beatrice au royaume des morts, un rôle qui pourrait être grotesque mais qui reste dans les limites du contexte. Personnage haut en couleur dont la voix se prête à tous les travestissements. Les vidéos rocafilm restent fluides mais présentes, l’accident revient mais en touches légères et la forêt apparait avec ses mystères. Des images qui renforcent les lumières de Fabrice Kebour, en demi-teinte, plus crues dans le royaume des damnés mais plus cosy dans le bureau de Dante. Cette adéquation entre la musique, les voix et le visuel donnent une grande cohérence à cette œuvre jusque dans les costumes de Gesine Völlm, sobres, costumes noirs où seule la robe rouge de Beatrice perchée sur ses talons aiguilles donne une note de couleur. Le bureau cosy de Dante contraste avec le vert froid, alors que l’on passe à travers les cercles de l’Enfer. Claus Guth signe ici la chorégraphie et la mise en scène. Tout est mesuré, sans exagération ni tomber dans le glauque, dans un registre presque froid, glaçant même lorsque l’on est confrontés aux damnés. Le Choeur de l’Opéra de Lyon bien que n’étant pas sur scène fait montre d’une grande présence vocale. Inquiétant, plaintif ou apaisant “Béni toi qui viens…”. A la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, Kent Nagano a su, dans une direction sûre, mais souple et élégante, faire ressortir les atmosphères, les émotions et certaines lignes musicales. Des bruissements, des sons étranges comme des râles ou plus bucoliques avec chants d’oiseaux dans des contrastes de nuances appropriées. Les cuivres se détachent, les percussions font résonner les cloches le piccolo accentue la lumière blanche mais le contrebasson participe du mystère. Orchestre éclatant avec l’orgue ou le grondement des timbales. Le maestro a su doser aussi bien le solo de trompette que les tremolos serrés des violons. Une réussite. Et la lumière blanche laisse résonner ” Oh joie ! Oh allégresse ! Oh…paix” Un triomphe avec de très nombreux rappels.