Première représentation à l’Opéra de Marseille
Marseille, le 29 octobre 2021
Rossini encore à l’Opéra de Marseille pour les amateurs de belcanto ou tout simplement pour les amateurs de belles voix. Il fallait oser programmer deux opéras de Gioachino Rossini à la suite l’un de l’autre. Mais Maurice Xiberras, directeur général de l’Opéra de Marseille, disposant de deux plateaux d’exception, a brandi bien haut les couleurs du belcanto. Si, en cette reprise post covid, la salle n’était pas vraiment pleine, les amateurs de belcanto et de belles voix étaient présents et allaient manifester, avec force bravi, leur joie et leur ravissement. Pas de polémique de mise en scène pour cette version concertante mais une grande concentration sur les voix des artistes qui, très engagés artistiquement, réussiraient facilement à nous faire oublier ce manque. Première d’Armida disions-nous, en cette soirée, mais réelle première car cet opéra n’avait jamais encore été joué sur cette scène ni dans cette ville d’ailleurs. Gioachino Rossini compose Armida, qui sera créé au Teatro San Carlo de Naples le 11 novembre 1817, en pensant à la voix d’Isabella Colbran dont il est amoureux et qui deviendra sa femme cinq ans plus tard. C’était aussi une commande pour inaugurer en grande pompe la reconstruction de ce théâtre détruit par un incendie en 1816. La Diva, qui n’aimait pas partager le succès, sera la seule voix féminine dans cet opéra. Et quelle voix, quelles difficultés ! Seule femme face à 8 rôles masculins. Une gageure sans doute. Six ténors et deux baryton-basse. Selon la tradition, cinq chanteurs se partagent ces huit rôles. Gioachino Rossini n’a pas été le seul compositeur à céder aux charmes de la sorcière Armida, d’autres, tels Lully, Haendel, Salieri, Gluck… Ont été inspirés par le poème du Tasse “Jérusalem délivrée”. Il faudra des voix solides pour affronter l’orchestration, mais aussi des artistes au fier tempérament. Nino Machadaidze est cette Armida venue charmer les croisés afin qu’ils l’aident à reconquérir Damas d’où elle a été chassée par son oncle Idraote alors qu’elle s’en prétend souveraine. Charmeuse, amoureuse ou furieuse et vengeresse, la soprano géorgienne est tout cela avec une présence et une voix qui font merveille. La qualité de la voix tout d’abord, du timbre et de la couleur. Mais ce ne sont pas ses seules qualités, l’on pourrait parler du phrasé, de la souplesse et du legato, de l’agilité des ornementations ou de l’élégance de son chant. Belle musicalité dans son air de l’acte II “D’amore al dolce impero” ou “Se al mio crudel tormento” à l’acte III. Sa superbe technique lui permet des sauts d’intervalles tout en gardant l’homogénéité de la voix des graves aux aigus puissants et tenus. Mais, superbe interprète, elle nous livre quatre duos d’amour sensuels avec Rinaldo ou une fin terrible quand, trahie, elle convoque les furies pour partir, sur son char à travers les flammes, poursuivre cet amoureux qui l’a abandonnée. Très investie dans les récitatifs, la magicienne de Damas a porté l’art du chant rossinien à son sommet et charmé le public qui l’a ovationnée. Charmé, séduit le Rinaldo d’Enea Scala qui abandonne gloire et compagnons d’armes pour la suivre dans son Palais enchanté. Un Enea Scala qui venait tout juste de quitter le rôle d’Arnold (Guillaume Tell) pour suivre la troublante Armida. Quelle vitalité vocale ! Mais quelle technique aussi pour réussir un pareil exploit. Une voix solide aux aigus rayonnants. Pas d’air à proprement parler, mais trois duos “Amor possente nome” à l’acte I, ou “Soavi catene” au III, duo chanté dans une même esthétique musicale et si sensuel qu’il fera dire à Stendhal écrivant à Adolphe Mareste : “Rossini fait dans Armida un duo qui vous fera bander d’amour pendant dix jours si votre vessie vous le permet…” Heureuse époque où l’on pouvait encore dire ce que l’on pensait ! Mais revenons à la voix d’Enea Scala qui impose son personnage avec l’assurance d’un technicien hors pair dont le large ambitus laisse résonner les graves tout en projetant une voix héroïque au timbre agréable. Les aigus sont sûrs, les vocalises à l’aise et le phrasé très musical dans une puissance qui garde sa rondeur de son. Le ténor italien nous livre un Rinaldo qui restera dans les mémoires comme une référence. Autre baryténor au large ambitus, Chuan Wang qui allait imposer les rôles de Gernando et Ubaldo. Si la voix est un peu plus nasale et le timbre moins héroïque, le ténor chinois nous propose un beau moment de chant dans une technique parfaite et une bonne diction qui projette la voix sans avoir à forcer. Les aigus faciles et tenus dans un bon soutien du souffle, l’agilité de ses vocalises et une belle justesse font apprécier ce jeune ténor. Si le phrasé est mélodieux, il ne manque pas de vigueur dans “Non soffriro l’offesa…” guerrier, vif et rythmé chanté dans un style très rossinien. Puissance affirmée dans un superbe aigu pour des joutes vocales avec Rinaldo. Superbe trio de ténors “In quale aspetto…” avec le Carlo de Matteo Roma qui interprète aussi le rôle de Goffredo dans une voix de baryténor puissante et colorée. Voix large à la belle musicalité dans un style irréprochable. C’est à Goffredo qu’incombe la tâche de présenter ces voix de ténors dès les premières interventions après l’ouverture avec des aigus assurés et tenus sur une belle longueur de souffle. Chant guerrier et projeté des graves aux aigus, tout en nous livrant aussi des phrases mélodieuses. Puis, beau duo de Carlo et Ubaldo dans une pureté de style et un joli phrasé. Une prestation remarquée dans ce trio de ténors aux aigus sonores et assurés. La voix de ténor de Jérémy Duffau impose avec énergie le rôle d’Eusatzio. Tombé sous le charme d’Armida, il arrive à convaincre son frère Goffredo, dans une voix projetée aux rythmes assurés, de soutenir la magicienne. Dans ce rôle assez court, Jérémy Duffau impose sa voix agréable avec vigueur et style. Deux rôles assez courts aussi pour le baryton-basse Gilen Goicoechea : Idraote et Astarotte. Mais, seule voix grave, on le remarque d’autant plus que la voix est ronde, puissante et projetée dans une belle diction avec les beaux récitatifs du sorcier Astarotte. On aimerait retrouver la richesse de son timbre aux aigus colorés dans un rôle plus long. Belle prestation du Chœur de l’Opéra de Marseille toujours bien préparé par Emmanuel Trenque. On remarque les voix homogènes du chœur d’hommes dans un bel ensemble aux attaques précises et sonores. Voix puissantes qui passent au-dessus de l’orchestre. Chœur mixte aux voix qui se marient et chœur sensible et piano de femmes pour un chant d’amour aux phrases mélodieuses. Un Chœur toujours apprécié et toujours très applaudi. L’Orchestre de l’Opéra de Marseille était placé sous la baguette du maestro José Miguel Pérez-Sierra qui avait déjà dirigé La Donna del lago en novembre 2018. Avec des gestes larges ou plus précis le chef, après l’ouverture où le cor solo fait sonner l’instrument dans un petit récital, donne encore à l’orchestre l’occasion de briller dans le long ballet. Les instruments solistes prennent la parole ; le violoncelle solo langoureux au joli vibrato, la clarinette précise, le solo de deux flûtes picolo, le hautbois sonore, la harpe rythmée ou la sonnerie de trompette, sans oublier le long solo de violon dans une forme concertante avec le chanteur. Une direction souple qui soutient les voix sans jamais les couvrir. Une belle découverte que cet opéra et un éblouissement musical où orchestre et chanteurs reçoivent un immense succès en partage. Photo Christian Dresse