Marseille, Opéra municipal: “Pikovaja Dama” (La dame de pique)

Marseille, Opéra municipal, saison 2020/2021
“PIKOVAJA DAMA” (La Dame de Pique)
Opéra en 3 actes, livret de Modeste Tchaïkovski d’après Pouchkine
Version concertante
Musique Piotr Ilitch Tchaïkovski
La Comtesse MARIE-ANGE TODOROVITCH
Lisa BARBARA HAVEMAN
Pauline/Milovzor MARION LEBEGUE
La Gouvernante SVETLANA LIFAR
Macha/prilepa CAROLINE GEA
Hermann MISHA DIDYK
Tomski/Zlagator ALEXANDER KASIYANOV
Yeletski SERBAN VASILE
Chekalinsky CARL GHAZAROSSIAN
Sourine SERGEY ARTAMONOV
Tchaplitski/Maître des cérémonies MARC LARCHER
Narounov JEAN-MARIE DELPAS
Direction musicale Lawrence Foster
Chef de Choeur Emmanuel Trenque
Piano Clelia Cafiero
Musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Marseille
Choeur de l’opéra de Marseille
Marseille, le 2 octobre 2020
Quel plaisir de retrouver un spectacle d’opéra à l’Opéra de Marseille après sept longs mois d’interruption ! Le public n’y croyait plus mais la volonté, le courage même de la direction de maintenir les répétitions ne sachant pas ce que ce mois d’octobre réserverait, avec l’évolution du virus et les décisions gouvernementales, ont été payants. Maurice Xiberras, le directeur général de l’Opéra de Marseille, voulait y croire et toute l’équipe, chanteurs et musiciens, désirait farouchement reprendre et lutter à sa manière contre un virus qui fermait les portes à la culture, à la musique et au partage. D’entrée nous leur disons merci. Bien sûr il fallait respecter les règles sanitaires et, bien en amont la décision avait été prise de présenter l’ouvrage sans la mise en scène prévue d’Olivier Py. Mais cela ne serait pas suffisant. Un grand orchestre sur scène, impossible ! Comme nous l’explique Lawrence Foster, le chef d’orchestre en début de spectacle, le choix de 9 musiciens sur scène et 2 dans une loge avait été fait. Aussi, avec son assistante chef d’orchestre et pianiste pour ce spectacle Clelia Cafiero, ils remanient la partition et choisissent les instruments dont les sonorités se marient le plus aux voix et dont les solos écrits par Tchaïkovski allaient marquer l’oeuvre musicalement et dramatiquement. Un énorme travail, mais une grande réussite. Un peu dans le style d’un Stavinski qui s’était déjà essayé aux petites formations avec voix. Les atmosphères, la ligne musicale et les intentions dramatiques sont là. Un grand bravo ! Pour être une réussite complète dans cette forme concertante qui repose sur les voix, il fallait un plateau d’exception. Et là aussi, pari tenu. Si le public était moins nombreux à cause des restrictions sanitaires et de certaines peurs pas encore jugulées totalement, il était comme le plateau : de qualité. Sortant heureux de la salle, les spectateurs se sentaient comme libérés de cette tension ambiante. Tchaïkovski n’a pas été d’emblée enthousiasmé par la composition de cet opéra adapté de l’oeuvre de Pouchkine. Il avait d’autres compositions dans la tête. Il s’y attellera néanmoins, à Florence, entre le 31 janvier et le 15 mars 1890, 44 jours simplement, pour une création aux Théâtre Mariinsky de St Pétersbourg le 19 décembre 1890. Le succès sera au rendez-vous. Drame intimiste où le jeu, omniprésent, est un personnage à part entière. Et, comme dans Le Joueur de Dostoïevski, le démon du jeu tire les cartes. Malgré quelques emprunts à des oeuvres qui lui tiennent à coeur – Carmen et son Choeur d’enfants, coupé dans cette version, Richard Coeur de Lion (Grétry, monologue de La Comtesse, en français) – Tchaïkovski compose ici une oeuvre totalement russe de la première à la dernière note avec quelques accents folkloriques. Le ténor ukrainien Misha Didyk nous livre un Hermann possédé par ses obsessions auxquelles il sacrifiera sa vie et la vie de celle qu’il aime. Une voix claire, puissante aux aigus faciles, percutants et soutenus. En dehors de ce sans faute vocal, sa belle technique lui permet une ligne de chant et un phrasé musical qui laissent ressortir sa sensibilité. Ténor solide aux aigus dramatiques, Misha Didyk arrive, sans mise en scène, à nous faire ressentir toutes ses émotions, ses doutes, ses obsessions ; seul dans son air d’une grande intensité, face à la Comtesse ou en duo avec Lisa ou Yeletski avec ce “tri carti” qui revient en leitmotiv. Une performance ! Face à cet homme qui l’entraîne vers la mort, la voix de Lisa s’impose, résiste, mais le destin (fatum) sera le plus fort. Barbara Haveman que nous avions déjà appréciée dans le rôle d’Elsa (Lohengrin) sur cette scène donne ici à sa voix des inflexions russes. D’une justesse parfaite sa voix agréable de soprano aux accents dramatiques laisse passer ses émotions. La tension contenue dans ses échanges avec Hermann n’altère ni la couleur de sa voix ni la rondeur des sons dans le médium qu’elle conserve aussi dans ses aigus puissants et assurés. Seule, inquiète, soutenue par l’alto solo, sa voix reste homogène : ” Il est bientôt minuit…” pour un moment d’émotion. Emotion encore avec La Comtesse de Marie-Ange Todorovitch impériale. Laissant passer ses sentiments, la mezzo-soprano française joue, chante dans une voix aux couleurs sombres et module avec intelligence cette voix qui va s’éteindre avec sa mort. Passant du russe au français elle nous livre cet air célèbre ” Je crains de lui parler la nuit ” pour murmurer en leitmotiv ” Il me dit je vous aime…” et l’on reste suspendu à sa voix avec la clarinette basse en écho. Respirations, médium coloré, sensibilité et musicalité, Marie-Ange Todorovitch a fait de ce rôle un moment dont on se souviendra, pour sa grande présence scénique et sa voix où transparaissent doutes et peurs. Marion Lebègue nous livre, dans un mezzo-soprano mélodieux, une Pauline touchante, sensible, que l’on écoute dans un joli duo équilibré avec Lisa soutenu par la clarinette ; mais c’est surtout dans son air “Da, vspomnila” que l’on apprécie la voix et la musicalité de Marion Lebègue. La longueur de sa voix lui permet des aigus faciles qui gardent cette couleur spécifique à l’écriture russe. Belle voix aussi, celle de Svetlana Lifar qui campe une gouvernante solide à la voix naturelle, profonde, chaude et colorée, une voix russe qui s’apprécie d’emblée. Dans ce cast féminin on apprécie aussi la fraîcheur du soprano de Caroline Géa, une Masha lumineuse. Voix solides et homogènes chez les voix d’hommes. Car si Misha Didyk impose sa voix de ténor, Alexander Kasiyanov donne, de par sa stature et la profondeur de sa voix une grande présence à Tomsky. Avec une émission directe, qui n’exclue pas les vibrations que l’on retrouve dans les voix slaves, il nous fait découvrir dans son récit la Comtesse, jeune, que l’on appelait autrefois “la Vénus moscovite”. Une voix sonore par laquelle le “tri carti” – ces cartes gagnantes pour lesquelles on est prêt à tout – commence à s’infiltrer dans le conscient de l’auditeur. Sa voix de baryton russe, large, homogène, puissante, d’une rondeur profonde s’allège pour une chanson aux accents folkloriques. Voix slave encore, le baryton Serban Vasile sera Yeletski, le fiancé malheureux. Il dévoile son amour pour Lisa dans un phrasé sensible d’une grande musicalité et une grande compréhension du texte. Voix qui prononce “Y vas lyublyu” avec une tendresse infinie, une belle rondeur de son et des aigus sonores et tenus. Cet air est un bijou de musicalité et d’intensité. Mais si le baryton fait preuve de tendresse, il sait aussi s’opposer avec force à Hermann dans une voix toujours musicale. Sergey Artamanov dans le rôle de Sourine est le dernier de ce quatuor slave. Il fait résonner avec bonheur sa voix de basse profonde. Dans un rôle assez bref, on retiendra cette voix où vibre la Russie. Carl Ghazarossian est un Chekalinsky très en place dont la voix percutante donne du relief à ses interventions. Marc Larcher et Jean-Marie Delpaz complètent ce cast masculin avec intelligence et autorité. Le Choeur de l’Opéra de Marseille, superbement préparé en télé travail depuis le confinement, apporte la masse sonore, la puissance, la rondeur de son sur quoi reposent les opéras russes. Et les voix de la Russie tout entière résonnent dans ces atmosphères typiques. Travail remarquable, résultat magnifique d’émotions ; joie dans les chants folkloriques, puissance pour un choeur glorieux, chant liturgique qui accompagne les obsèques, et ce choeur religieux d’hommes a capella qui termine cet opéra dans une sorte de communion. Bravo à leur chef Emmanuel Trenque ! Il faut bien sûr parler du magnifique travail effectué par Lawrence Foster qui a su construire cette partie orchestrale avec la pianiste Clelia Cafiero, véritable colonne vertébrale musicale de ce spectacle. Plus qu’un concerto, près de trois heures de musique en continue, un exploit pianistique. Un immense bravo ! Mais un grand bravo aussi à chaque musicien, toujours soliste, avec une attention de chaque instant entrant dans les sonorités des voix qu’ils accompagnent. L’alto, soutenu par le violoncelle, ils remplacent à eux deux l’ensemble des cordes, le hautbois qui fait ressortir les thèmes, la clarinette et clarinette basse qui entrent dans les sonorités des voix, la flûte qui s’envole, mais aussi les bassons, la trompette éclatante et la caisse claire rythmée. Un travail très spécial, un résultat musical exceptionnel, sous la baguette inspirée de Lawrence Foster. Une réussite complète récompensée par les applaudissements fournis. Un grand merci pour cette soirée tant attendue, reçue comme un présent musical. Photo Christian Dresse