Entre deux répétitions de La Dame de Pique, donnée à l’Opéra de Marseille en ce mois d’octobre 2020, la mezzo-soprano française Marie-Ange Todorovitch répond avec gentillesse à nos questions pour les lecteurs du magazine GBopera. Un moment privilégié à déguster sans modération.
Après l’arrêt brutal des spectacles pour cause de pandémie, la reprise tant attendue semble s’annoncer et l’Opéra de Marseille rouvre enfin ses portes avec “La Dame de Pique” de Piotr Ilitch Tchaïkovski en version concertante ; vous y interprétez La Comtesse. Est-ce un moment marquant, une joie, une bouffée d’oxygène ?
-Une joie, sans nul doute. La joie de retrouver le public et de partager avec lui ces moments de musique. Car, la musique tout seul dans son coin n’est envisageable que pour le travail personnel. Le but ultime est le don et le partage. Ma dernière représentation avant le confinement était à Marseille justement, à l’Odéon, et depuis, simplement trois petits festivals qui ont pu être sauvés. C’est peu. Aussi faut-il remercier Maurice Xiberras (Directeur général de l’Opéra de Marseille) pour sa volonté et son courage qui ont permis de maintenir les représentations de La Dame de Pique malgré le contexte actuel et donc sans mise en scène. Il faut redonner au public l’envie et l’habitude, dans un respect total des règles sanitaires, de retourner dans les salles de spectacles, et redonner ainsi aux artistes la possibilité de s’exprimer.
Juste avant l’arrêt des spectacles vous avez pu interpréter ce rôle dans la mise en scène d’Olivier Py prévue aussi à Marseille dans le cadre d’une coproduction. En tant que chanteuse est-ce très différent, plus intense, avez-vous une préférence ?
-Différent ? Oui et non. Non, parce que lorsque l’on est dans le rôle on y est totalement. Cela ne change rien à la voix, peut-être un petit aménagement car sans mise en scène l’on ne chante jamais en fond de scène, mais je dirais que la différence viendrait du fait qu’en version concertante l’apport du jeu n’est plus là. En ce qui concerne cette Dame de Pique, j’ai eu la chance de pouvoir interpréter La Comtesse à Nice, juste avant la fermeture des salles de spectacles, dans cette mise en scène d’Olivier Py prévue pour les représentations de Marseille. Alors, ici, dès l’arrivée en scène on est repris par l’atmosphère et les sentiments ressentis alors. D’autant plus que Serban Vasile (Yeletski) et Alexander Kaziyanov (Tomsky) faisaient déjà partie de la production. Avoir travaillé avec Olivier Py et son équipe est un grand bonheur. J’aime son travail et j’apprécie l’homme qu’il est. C’est un plongeon dans le théâtre pur. Il vous laisse vous exprimer tout en vous dirigeant. Plus jeune je chantais le rôle de Pauline, mais maintenant ici, c’est ma première Comtesse.
La mise en scène vous aide-t-elle dans l’expression de votre chant ou vous sentez-vous parfois gênée ou brimée par certains metteurs en scène ? Et, que vous apportent les chefs d’orchestres ?
-Je rentre dans le personnage et j’ai une grande facilité d’adaptation, cela aide pour l’expression. Les metteurs en scène ne me gênent pas, au contraire, j’essaie d’exploiter au mieux leurs propositions, cela m’aide à me dépasser. J’explore le personnage tel qu’ils le voient tout en gardant ma personnalité. Il y a des rôles plus au moins difficiles, des ouvrages plus ou moins simples, qui demandent un grand investissement, je pense à Die Eroberung von Mexico de Rhim, chanté à Salzbourg, mais tout est souvent une question de travail avec un retour d’extrême plaisir. Avec les chefs d’orchestres c’est une question de feeling ; le chef d’orchestre a un rôle très important, il peut facilement vous gêner, voire vous déstabiliser par ses tempi, ses respirations, mais cela n’arrive pratiquement pas. Ils ont pour la plupart un grand respect des artistes et s’installe alors une sorte d’amour, de communion dans la musique, ce qui est porteur et nécessaire. Lawrence Foster qui dirige cette Dame de Pique, le fait avec talent et intelligence avec toujours le soin de vous laisser vous exprimer.
Le Comte Ory, Dialogue des carmélites, Elektra… Ce que l’on retient surtout de vous en suivant votre carrière, c’est cette apparente facilité à vous glisser vocalement et physiquement dans des rôles très différents. Un défi ou une réelle joie, qu’est-ce qui vous pousse à aller vers certains challenges ?
-Tout d’abord j’aime explorer, connaître, mais je ne me lancerais pas inconsidérément dans n’importe quel projet. J’étudie les propositions judicieuses et j’ai une grande confiance en mon agent qui me connaît et connaît mes possibilités. J’ai aussi une grande confiance dans certains directeurs de théâtres. Si vocalement on ne peut pas tout chanter, je pense que l’on peut tout jouer. Je ne me considère pas comme une chanteuse qui joue la comédie, mais comme une actrice qui chante. C’est un métier vraiment enivrant. Il y a autant de plaisir à s’amuser avec Rossini qu’à explorer l’âme humaine en étant Madame de Croissy avec ses doutes et ses peurs dans Dialogue des carmélites, ou à pénétrer dans le drame du théâtre grec en étant Clytemnestre.
Pianiste, organiste avant d’être chanteuse, l’étude d’un instrument, cette approche de la musique, vous a-t-elle aidée dans l’interprétation vocale ?
-Sans conteste oui, et avoir étudié la musique, jouer d’un instrument à un haut niveau, cela fait partie de mes fiertés. Dans le chant, aussi bien en concert qu’en opéra version mise en scène, cela vous donne une sécurité, une liberté dans le phrasé et les respirations que vous n’auriez pas sans la pratique d’un instrument. Ceci dit, je suis une grande bosseuse qui sait se remettre en question.
La tessiture de votre voix s’est-elle imposée d’entrée ?
-Alors là non. J’ai cherché pour savoir où je me sentais le plus à l’aise. Tout d’abord soprano car j’avais les aigus que j’ai gardés, mais les graves étaient là aussi et je m’y sentais confortable avec une voix plus élargie. Ce qui est vraiment agréable c’est que ma voix évolue et n’a jamais cessé d’évoluer ; toujours dans le bon sens.
Y a-t-il un rôle, un compositeur avec lesquels vous vous sentez en osmose plus particulièrement ?
Un rôle peut-être pas car j’aime m’identifier au personnage, qu’il me corresponde ou pas, mais j’éprouve toujours un plaisir particulier à côtoyer Rossini, Mozart, pour la légèreté la vélocité demandées à la voix ; j’aime les vocalises qui permettent à la voix de garder souplesse et agilité. Et tout à fait autre chose, j’aime Bach pour sa rigueur et la musicalité intérieure que demande sa musique.
La voix de mezzo-soprano offre -t-elle plus de possibilités la maturité s’annonçant ?
-Oui, très certainement. Il y a peu de premiers rôles de femmes jeunes écrits pour les voix de mezzo-soprano à cause sans doute de la couleur sombre du timbre de ces voix. On pense bien sûr à Charlotte dans Werther, mais les rôles plus matures, de mères, Azucena (Il Trovatore) par exemple avec un côté théâtral très important, sont légions. Pour moi il n’y a pas de petits ou de seconds rôles, il y a simplement des rôles que l’on prend plaisir à interpréter et que l’on peut marquer de son empreinte.
Vous aimez enseigner ; ce projet d’école multigenre s’est-il concrétisé ?
Vous aimez enseigner ; ce projet d’école multigenre s’est-il concrétisé ?
-Oui, c’est un projet d’école privée double genre ou multigenre, prévu dans la région de Montpellier. Pour moi, le chant est un art qui inclut toutes sortes d’expressions vocales. Je rêvais d’un lieu un peu parallèle à nos conservatoires où l’expression vocale pourrait être enseignée dans une plus grande liberté, où les personnes intéressées pourraient suivre un enseignement sans vraiment cloisonner les genres, où l’on pourrait passer de l’opéra à la comédie musicale et pourquoi pas à la musique pop avec de jeunes professeurs qui seraient là pour enseigner, perfectionner, sans refuser l’idée d’un enseignement pour les amateurs. Je rêvais d’un lieu où, passant dans les couloirs, l’on pourrait entendre plusieurs genres de musiques, de la musique sans barrières. J’aime le rapport avec le public mais j’aime aussi la transmission. Passer le savoir à d’autres, à des élèves, il me semble avoir toujours ressenti en moi cette vocation pour l’enseignement.
Y a-t-il de bonnes écoles de chant en France et le passage par un conservatoire est-il suffisant ?
-Il y a en France de très bons conservatoires et j’en suis le pur produit : du conservatoire de Montpellier au CNSM à Paris où j’ai étudié le chant avec Jane Berbié ; je n’ai qu’à me louer de ces enseignements et l’on sort de ces institutions avec un excellent bagage. Mais je pense qu’il est nécessaire ensuite de trouver dans le privé un très bon professeur en qui l’on a confiance. La voix est un instrument très délicat, il faut être très prudent. Plus tard, professionnellement, un chef de chant vous fait travailler les différents ouvrages ; mais là aussi, confiance et compétences doivent-être au rendez-vous.
-Cet arrêt brutal des scènes lyriques pour cause de virus est-il dangereux, comment l’avez-vous vécu ?
-Je ne vous cacherai pas que cela fait un peu peur. Les directeurs de théâtres frileux pourraient faire un stop et le public pourrait alors perdre certains repères. La culture n’est pas toujours considérée comme primordiale en France, mais cela, me semble-t-il, est en train de changer. La venue de notre nouvelle ministre peut-être ? Je suis optimiste et j’ai bon espoir. Cette reprise à l’Opéra de Marseille avec La Dame de Pique dans des conditions très particulières sera un test. Toute l’équipe y participe avec joie.
-L’opéra est un art complet, enthousiasmant. Est- très difficile pour débuter ?
-Difficile, très certainement. Les directeurs de théâtres doivent vous faire confiance mais, d’un autre côté, ils n’aiment pas prendre trop de risques. Il faut donc être doué d’une grande volonté et d’une grande obstination pour ne pas se laisser décourager et persévérer. Mais c’est un métier enthousiasmant qui procure de grandes joies. L’opéra est un art complet et vous donne l’occasion de vous exprimer de multiples façons. Le bonheur se partage.
-Les directeurs de théâtres doivent-ils faire attention à leur public pour ne pas le décourager ou peuvent-ils imposer systématiquement leurs choix ?
-Je dirais qu’il faut ménager le public. Concevrions-nous de chanter devant des salles vides ? L’on peut imaginer toutes sortes de programmations mais en dernier ressort c’est le public qui décide. La création d’un ouvrage contemporain chaque année est une bonne chose. L’on se doit de faire connaître les nouveaux compositeurs. Mais c’est une question de dosage, d’intelligence et de connaissance du public de la part des directeurs de théâtres. L’Opéra de Marseille, par exemple, reste toujours dans une certaine ligne et le public revient, il est heureux et remplit les salles. Nous sommes optimistes et espérons tous une reprise totale des spectacles avec un public toujours plus nombreux.
Merci Madame Todorovitch pour ce moment de partage autour de la musique en souhaitant longue vie à l’opéra pour le plaisir de tous.