Paris, Opéra Bastille, saison 2017 /2018
“BORIS GODOUNOV”
Opéra en sept tableaux, version 1869
Musique et livret de Modeste Moussorgski d’après Alexande Pouchkine, Nicolas Karamzine.
Boris Godounov ALEXANDER TSYMBALYUK
Fiodor EVDOKIA MALEVSKAYA
Xénia RUZAN MANTASHYAN
La Nourrice ALEXANDRA DURSENEVA
Le Prince Chouïski MAXIM PASTER
Andrei Chtchelkalov BORIS PINKHASOVICH
Pimène AIN ANGER
Grigori Otrepiev DMITRY GOLOVNIN
Varlaam EVGENY NIKITIN
Missaïl PETER BRONDER
L’Aubergiste ELENA MANISTINA
L’Innocent VASILY EFIMOV
Mitioukha MIKHAIL TIMOSHENKO
Un Officier de police MAXIM MIKHAILOV
Un Boyard, Voix dans la foule LUCA SANNAI
Orchestre et Choeurs de l’Opéra National de Paris
Maîtrise des Hauts-de-Seine / Choeur d’enfants de l’Opéra National de Paris
Direction musicale Vladimir Jurowski
Chef des Choeurs José Luis Basso
Mise en scène Ivo van Hove
Décors, lumières Jan Versweyveld
Costumes An D’Huys
Vidéo Tal Yarden
Dramaturgie Jan Vandenhouwe
Paris, le 13 juin 2018
L’Opéra Bastille nous présente, en ce mois de juin 2018 Boris Godounov, l’oeuvre monumentale de la littérature russe composée par Modeste Moussorgski, cette fresque historique dont la musique inspirée du folklore russe fait toujours recette, que ce soit sa première version, authentique datant de 1869, ou celle plus tardive de 1872 avec des ajouts de scènes voulues par le compositeur. Ici, en accord avec le chef d’orchestre, le metteur en scène Ivo van Hove a choisi la première version, plus condensée et centrée sur le drame intérieur que vit et revit le Tsar Boris, avec le peuple russe comme véritable protagoniste. Modeste Moussorgski compose une musique typiquement russe. Loin des opéras romantiques il veut entrer dans un réalismes dramatique, allant à l’essentiel et ne donnant aux rôles secondaires que de courtes répliques. Le compositeur s’interroge sur l’origine et le devenir du pouvoir où régicide et manipulations sont au coeur du drame sur une musique qui se veut profondément nationale. Dès qu’on évoque l’opéra Boris Godounov, nous viennent tout de suite des images de tsars, de riches manteaux et d’icônes dorées. Rien de tout cela ici. Seule la déception est au rendez-vous côté visuel. Pour seul décor, un escalier monumental qui prend naissance sous la scène. tout s’y passe, le tsar monte, descend, se fait couronné, y meurt même. De cathédrale point, pas plus que de couvent ou d’auberge. Le spectateur devra faire appel à son imagination. Chaque metteur en scène a sa propre vision des ouvrages et veut souvent faire passer un message. Outre qu’il détruit une partie de l’effet voulu par le compositeur, le spectateur passe souvent à côté de son idée faute d’à propos. Ivo van Hove ne veut pas contribuer ici à “rendre le Tsar Boris exotique”. Bien au contraire, il veut le placer dans un contexte intemporel, voire actuel. utilisant les vidéos de Tal Yarden, il met l’accent sur le peuple en le démultipliant, sur le visage de Boris avec arrêt sur la profondeur de son regard ou sur ses mains ensanglantées, ou sur Dmitry, le fils d’Ivan IV assassiné, avec une multiplication du personnage, rendant les hallucinations de Boris plus lisibles. Les ors du Kremlin font place aux couleurs sombres. Du gris et du noir pour les costumes contemporains conçus par An D’Huys, une note rouge toutefois pour la robe de Xénia ou la veste du petit Dmitry. Jan Versweyveld signe les décors et les lumières. Rien de vraiment marquant à part l’escalier habillé de rouge, qui n’apporte rien à la compréhension de l’ouvrage. Les lumières respectent le noir et le gris ambiant, avec du rouge à l’évocation du jeune Dmitry assassiné. Alors que nous avions aimé son adaptation du film de Luchino Visconti, Les damnés, pièce jouée au Festival d’Avignon et au théâtre de la Comédie Française à Paris, nous n’avons pas adhéré au propos d’Ivo van Hove pour ce Boris Godounov que nous avons même trouvé contre productif. Heureusement, les voix nous font vite oublier cette mise en scène décevante. Pourquoi essayer de gommer le côté russe si particulier, alors que la musique nous y plonge à chaque note ? la pompe orthodoxe des XVIe et XVIIe siècles apporterait à cette production la dimension dont on ne saurait se passer. Le plateau, aux voix principalement slaves, nous apportera cette dimension; voix aux graves profonds des basses et barytons que la langue russe fait résonner dans d’impressionnantes harmoniques. Alexander Tsymbalyuk est ce Tsar Boris, qui veut unifier la Russie tout en la rendant plus forte. Ce tsar élu par le peuple manque de légitimité malgré un règne paisible, et le personnage est fortement marqué par cette dualité ; poigne de fer qui s’attendrit auprès de ses enfants et devient magnanime devant l’Innocent. Voix terrible que celle de cette basse ukrainienne adaptée à son physique et à son jeu. Cette voix homogène et superbe, dont la ligne de chant se fait apprécier dans les monologues et qui passe naturellement dans un médium puissant aux graves sonores. Impressionnant dans sa colère, avec des inflexions plus tendres avec Xénia et Fiodor, Alexander Tsymbalyuk fait de la mort de Boris le moment le plus spectaculaire de l’ouvrage. Avec un jeu juste, investi, ce Boris restera une référence tant la musique de Moussorgski résonne dans les harmoniques contenues dans la voix. Ain Anger est cette autre basse qui interprète Pimène, ce moine témoin d’un passé sanglant. Peu aidé par la direction d’acteurs, il arrive à nous surprendre, nous inquiéter par les intonations de sa voix grave, sombre à souhait où aigus et prises de notes créent les atmosphères. Sobre dans une superbe ligne de chant ou investi dans sa colère, son récit prend vie jusque dans sa dernière intervention. Belle intelligence du chant servi par une voix chaleureuse et colorée. Une autre voix impressionnante est celle du baryton-basse russe Evgeny Nikitin qui interprète avec véhémence et justesse un Varlaam pris de boisson mais toujours en éveil. La mise en scène nous prive d’un jeu que l’on aimerait plus extraverti. Quelques chaises, et voilà la taverne ! Heureusement Evgeny Nikitin sait nous entraîner, dans sa chanson de Kazan, avec rythme et détermination dans une voix puissante. Les inflexions et les hésitations dans la lecture de l’oukaze font ressortir la couleur et le timbre chaleureux de la voix. Ce rôle qui fait partie du folklore russe reste un des passages les plus attendus de l’ouvrage. Maxim Mikhailov fait aussi résonner sa voix de basse russe dans le rôle de l’Officier de police. Brutal et déterminé il interprète ce rôle avec efficacité. Boris Pinkhasovich est un Andrei Chtchelkalov à la voix forte de baryton qui chante avec musicalité dans ses interventions. Face à ces voix graves, Dmitry Golovnin interprète Grigori Otrepiev de sa voix de ténor puissante qui passe sans forcer. Colère, peur, s’entendent dans des aigus bien projetés pour ce rôle aux côtés inquiétants. Maxim Paster est un Prince Chouïski qui a une certaine allure malgré un accoutrement plus étrange qu’alarmant, avec ses lunette, sa canne et son costume gris. Sa voix bien placée de ténor à la ligne de chant très bien conduite manque peut-être de puissance face à un Boris en colère, mais diction et projection pallieront ce léger manque. Le ténor Vasily Efimov est un Innocent plus que crédible ; voix juste, projetée et claire qui passe sans forcer dans un jeu naturel malgré une tenue dénudée des plus étranges. Il se fait entendre avec facilité face à Boris et aux enfants déchaînés. Mikhail Timoshenko, Peter Bronder et Luca Sannai, respectivement Mitioukha, Missaïl et un Boyard s’écoutent avec plaisir. Le rôle de Fiodor est tenu par par la mezzo-soprano Evdokia Malevskaya ; voix de jeune garçon dans une interprétation juste, qui laisse imaginer un tsarevitch docile et sensible, mais qui ne marquera pas l’histoire de la Russie. Peu de rôles féminins et bien éphémères. Ruzan Mantashyan est une Xénia à la belle allure avec une voix qui porte, au timbre agréable. Deux voix de mezzo-soprano, qui passent bien, Alexandra Durseneva (La Nourrice) et Elena Manistina (L’Aubergiste). Les enfants de la maîtrise des Hauts-de-Seine et du Choeur d’enfants de l’Opéra de Paris se moquent de l’Innocent en rythme et dans un bel ensemble. Le Choeur de l’Opéra de Paris, très bien préparé par José Luis Basso se fait remarquer par l’homogénéité des voix, son investissement vocal et le bel ensemble des attaques dans une partition très bien écrite dans des accents russes qui font ressortir la versatilité du peuple, dans un sous emploi scénique que l’on peut regretter. Vladimir Jurowski conduit avec maestria et autorité l’Orchestre de l’Opéra de Paris en grande forme. Sonorité des cordes et des instruments solistes, ampleur des cuivres dans les résonances russes qui sont le propre de la musique de Modeste Moussorgski et qui donnent les couleurs inimitables de cet opéra avec volées de cloches. Tempi allant, mais respirations appropriées dans une interprétation aux accents slaves que l’on apprécie et qui sera longuement applaudie. Un chef russe qui a su marquer de son empreinte le chef d’oeuvre de Moussorgski et nous faire (presque) oublier le peu d’intérêt de la mise en scène. Mais plateau et orchestre de tout premier ordre. Photo Agathe Poupeney