Paris, Opéra Bastille, saison 2017 / 2018
“DON CARLOS”
Opéra en cinq actes, livret de Joseph Méry, Camille du Locle, d’après Friedrich von Schiller, Don Karlos, infant von Spanien.
Musique Giuseppe Verdi
Don Carlos JONAS KAUFMANN
Philippe II ILDAR ABDRAZAKOV
Rodrigue LUDOVIC TÉZIER
Le Grand Inquisiteur DMITRY BELOSSELSKIY
Elisabeth de Valois SONYA YONCHEVA
La Princesse Eboli ELINA GARANCA
Un moine KRZYSZTOF BACZYK
Thibault EVE-MAUD HUBEAUX
Le Comte de Lerme JULIEN DRAN
Une voix d’en haut SILGA TIRUMA
Députés flamands TIAGO MATOS, MICHAL PARTYKA, MIKHAIL TIMOSHENKO, TOMASZ KUMIEGA, ANDREI FILONCZYK, DANIEL GIULIANINI
Un Héraut royal HYUN-JONG ROH
Coryphée FLORENT MBIA
Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris
Direction musicale Philippe Jordan
Chef du Choeur José Luis Basso
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes Malgorzata Szczesniak
Lumières Felice Ross
Vidéo Denis Guéguin
Chorégraphie Claude Bardouil
Dramaturgie Christian Longchamp
Paris, le 25 octobre 2017
L’évènement, en ce début de saison à l’Opéra Bastille, était sans conteste la nouvelle production du Don Carlos de Giuseppe Verdi. Tout d’abord parce que donnée dans sa version originelle en cinq actes et en français, ensuite par le choix des chanteurs qui allaient constituer un plateau exceptionnel, mais aussi à cause du metteur en scène Krzysztof Warlikowski, dont chaque mise en scène crée une polémique. Si sa venue aux saluts lors de la première le 10 octobre avait déclenché une bronca, en cette soirée du 25 octobre, le metteur en scène polonais étant absent, le public a tout simplement ovationné les chanteurs. Ovations méritées pour ce plateau d’exception sur qui repose le succès de la production. Que dire de cette mise en scène imaginée par un Krzysztof Warlikowski peu inspiré ? Qu’elle n’a rien de révolutionnaire mais rien non plus de très beau à nous montrer. son propos étant de nous présenter un Don Carlos au plus près du caractère réel : timoré, indécis peu glorieux en somme, avec introspections et retour vers le passé. Cette interprétation du personnage lui permet des effets de vidéos, avec les imperfections d’une pellicule vieillie assez fatigantes pour l’oeil, et des images qui ont pour résultat d’enlever de la force au propos, ainsi l’image au début d’un Don Carlos, pistolet sur la tempe, prêt à se suicider, que l’on retrouve à la fin de l’ouvrage, ou l’horrible évocation du tableau de Goya Saturne dévorant l’un de ses enfants, qui nous impose pendant de longues minutes une mastication en noir et blanc ; parallèle avec Philippe II voulant anéantir son fils Carlos ? Toujours est-il, que si nous ne voyons pas là de contresens majeurs, nous ne voyons pas l’intérêt de présenter une salle d’armes, où les dames de la cour s’exercent à quelques assauts, seul décor avec un amphithéâtre – sorte de cour de justice – qui change du décor unique, soit une grande pièce aux murs lambrissés qui servira de cadre au jardin, au boudoir de la reine, à la prison et qui accueillera le cabinet du roi, sorte de salle de projection aux fauteuils de cuir d’une grande banalité. Difficile dans ces lieux de se faire une idée de la tension et du sentiment d’oppression qui sourd normalement à l’écoute de cet opéra. On pourrait s’attendre à un jeu d’acteurs intensif, il n’en est rien. Si Don Carlos est un anti héros, Philippe II lui même semble plus près des faiblesses humaines que de l’autorité royale et tyrannique que l’on prêtait à ce roi d’Espagne. Son air à l’acte IV “Elle ne m’aime pas” chanté allongé par terre, enlève de l’intensité à ce passage hautement émouvant ; mais plus gênant encore est le duo de l’acte II entre Rodrigue et Carlos, sans doute le plus beau duo de voix d’hommes du répertoire, chanté sans qu’ils se regardent et qu’ils terminent à genoux se tournant le dos. Idée du metteur en scène voulant faire ressortir le rôle souvent double d’un Rodrigue tiraillé entre son amitié pour Carlos, et le côté politique de son caractère. Toujours est-il que cette mise en scène manque d’éclat. Malgorzata Szczesniak qui a imaginé les décors, a aussi créé les costumes. Les années 1940 peut-être, avec des costumes classiques pour les hommes du peuple, et des tailleurs assez ternes pour les femmes. Les robes, noire ou verte pour Elisabeth, rouge ou noire pour Eboli n’ont rien de bien seyant, et les costumes militaires rien de bien majestueux. Felice Ross a signé les lumières qui restent assez sombres, oubliant un autodafé souvent plus rougeoyant. les vidéos de Denis Guéguin n’ont, quant à elles, rien de vraiment agréable ni de pertinent. Heureusement, Stéphane Lissner qui avait présenté il y a presque vingt ans au Théâtre du Châtelet, pour cet opéra, un plateau resté dans les mémoires, renouvelle ici l’exploit de réunir un autre plateau d’exception. Très attendu dans ce rôle en français, un Jonas Kaufmann en pleine possession de ses moyens. La voix est chaude, puissante, avec des nuances toujours timbrées qui évitent le falsetto dans le piano. Si le début paraissait un peu hésitant, c’est sur une belle longueur de souffle que les aigus somptueux et colorés passent dans des respirations respectant la prosodie française. Sensible et émouvante dans les duos, la voix se fait plus incisive dans la colère donnant beaucoup de relief à certaines facettes du caractère de Don Carlos. Phrasé et musicalité sont ici au rendez-vous pour cette superbe interprétation qui demande beaucoup de souplesse mais aussi beaucoup d’intensité. Le rôle de Rodrigue semble écrit pour la voix de Ludovic Tézier. Il s’impose avec une telle force et une telle beauté vocale qu’il sera ovationné par un public enthousiaste. Si on a souvent pu lui reprocher son peu d’investissement scénique, il semble avoir trouvé ici le jeu d’acteur qui correspond à sa voix, et l’on serait bien en peine de lui reprocher quoique ce soit dans sa façon de chanter. Beauté vocale, voix d’airain au velouté jamais mis en défaut, timbre chaleureux et couleur plus ou moins sombre dans des aigus puissants, sûrs et directs, pour cette interprétation magistrale. Phrasé et diction impeccable, imposent Ludovic Tézier comme l’un des plus beaux barytons verdiens du moment. Ildar Abdrazakov fait résonner sa voix de basse dans le rôle de Philippe II. Si la mise en scène enlève un peu de la majesté du roi, il compense avec une voix sûre, solide et puissante dont le timbre reste coloré jusque dans des aigus tenus sur une belle longueur de souffle. Avec rythme et conviction il impose son personnage. Mais c’est avec plus de nuances qu’il interprète, à l’acte IV, son air “Elle ne m’aime pas“. Rentrant dans les couleurs du violoncelle solo qui l’introduit, il rend ainsi le personnage plus humain. Une grande force contrôlée, et beaucoup d’émotion seront transmises dans des harmoniques veloutées. Ses duos sont chantés avec caractère tout en gardant un phrasé musical. Le Grand Inquisiteur de Dmitry Belosselskiy est la seconde basse de cet opéra qui fait la part belle aux voix d’hommes. De l’autorité, certes, mais plus mafieux que Grand Inquisiteur, le personnage perd en puissance. Si la voix est projetée avec force dans de beaux aigus puissants et tenus, les graves manquent peut-être de cette profondeur et de cette noirceur propre à ce rôle. Dans ce costume gris d’ecclésiastique (espagnol ?), le personnage impressionne moins, et la tension est moins tangible dans le duo avec le roi, où, assis dans des fauteuils, les deux protagonistes ne se font jamais face. C’est dommage ! Face à ce quatuor de voix d’hommes impressionnant, deux voix de femmes de toute beauté aussi. Sonya Yoncheva est une Elisabeth vocalement superbe. Elle allie à la fois puissance et délicatesse, avec des aigus assurés dans chaque registre et chaque nuance. Sa voix sait se faire éclatante ou plus tendre. Elle prend ses aigus sans dureté, chantant avec charme dans les piani, et avec plus de détermination dans la colère, mais toujours dans un phrasé musical. Sonya Yoncheva est une Elisabeth somptueuse qui marque ce rôle par une interprétation toujours juste, et une technique qui lui permet des duos sensibles qui laissent entendre une prière émouvante aux aigus superbes aux côtés de Carlos, dans une fin dramatique. Le rôle d’Eboli est ici chanté par la somptueuse Elina Garanca, dans un mezzo-soprano homogène aux résonances profondes mais aux aigus éclatants. A l’aise vocalement, elle évolue avec aisance et justesse dans une mise en scène qui la présente en femme fatale. La “Chanson sarrasine” est chantée d’une voix claire, sensuelle, mais au timbre plus que chaleureux, dans des oppositions de nuances rapides et souples qui laissent entendre des graves colorés. Avec énergie, Elina Garanca impose son personnage et sa voix dans un “O don fatal !” qui marquera les esprits par la puissance, mais aussi le naturel avec lequel elle projette sa voix sonore. Dans un grand investissement, rythmes et aigus résonnent sans forcer. A côté de ces pointures internationales, chaque rôle est distribué dans un souci de qualité et d’équilibre. La voix de basse de Krzysztof Baczyk, pour un Moine aux graves profonds dans une belle ligne musicale, Eve-Maud Hubeaux pour un Thibault au mezzo soprano projeté dans un timbre clair et rythmé, les six voix équilibrées des Députés flamands Tiago Matos, Michal Partyka, Mikhail Timoshenko, Tomasz Kumiega, Andrei Filonczyk et Daniel Giulianini, pour une belle phrase chantée dans une même esthétique musicale, Silga Tiruma, qui fait entendre La voix d’en haut dans un soprano éthéré et musical, Julien Dran pour un Comte de lerme convaincant et vocalement projeté avec justesse, Hyun-Jong Roh, un Héraut royal à la voix de ténor claire et incisive. Il est à noter aussi, la belle prestation du Choeur de l’Opéra de Paris, très bien préparé par leur chef José Luis Basso, qui fait preuve d’une grand investissement vocal, avec des voix homogènes et un choeur d’hommes précis. A Philippe Jordan, le directeur musical de l’orchestre, revenait le rôle de diriger l’orchestre, et de coordonner fosse et plateau dans cette oeuvre puissante, d’une grande force et d’un lyrisme de chaque instant, où les ensembles et les airs se succèdent et s’enchaînent. Une belle unité de son est reconnue de tous temps à cet orchestre dont la musicalité et la réceptivité font partie des qualités qu’on lui connaît. Philippe Jordan tient ses musiciens d’une baguette ferme ; il fait ressortir les sonorités spéciale des cuivres ou du contrebasson qui étaye le personnage du Grand Inquisiteur, mais aussi des solistes et des cordes dans les changements d’atmosphères et de tempi. Peut-être, sa battue, plus précise que lyrique, laisse-t-elle sonner l’orchestre parfois trop fort, enlevant une certaine émotion ? Mais de la musique et de la qualité de chacun des interprètes, viendra le phénoménal succès de cette soirée, la mise en scène n’apportant aucune aide aux chanteurs sur le plan visuel ou même vocal. Et ceci démontre encore, combien un opéra est avant tout une oeuvre musicale, le public vient pour des émotions et non pour les réflexions plus ou moins pertinentes des metteurs en scène. Un grand moment de musique qui fera certainement référence, avec de longs, longs applaudissements. Photo Agate Poupeney