Marseille, Opéra municipal, saison 2017 /2018
“L’OMBRE DE VENCESLAO”
Opéra en deux actes, livret de Jorge Lavelli, d’après la pièce de Copi.
Musique de Martin Matalon
China ESTELLE POSCIO
Mechita SARAH LAULAN
Venceslao THIBAUT DESPLANTES
Rogelio ZIAD NEHME
Largui MATHIEU GARDON
Coco Pellegrini JORGE RODRIGUEZ
Gueule de rat (le cheval) GERMAIN NAYL
Le Singe ISMAËL RUGGIERO
Le Perroquet (voix enregistrée) DAVID MAISSE
Bandonéonistes ANTHONY MILLET, MAX BONNAY, VICTOR VILLENA, GUILLAUME HODEAU
Orchestre de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Ernest Martinez Izquierdo
Conception et mise en scène Jorge Lavelli
Collaboration artistique Dominique Poulange
Scénographie Ricardo Sanchez-Cuerda
Costumes Francesco Zito
Lumières Jean Lapeyre & Jorge Lavelli
Répétiteur de danse Jorge Rodriguez
Remerciements à l’artiste peintre ALBERTO BALI pour son autorisation à utiliser sa “Galerie des voleurs de Buenos Aires”
Marseille, le 7 novembre 2017
Après Donizetti (La Favorite) et Rossini (Tancredi), l’Opéra de Marseille présentait à ses abonnés et aux amateurs de secousses théâtrales, un ouvrage dont la musique, dans l’écriture moderne de Martin Matalon et la mise en scène de Jorge Lavelli, d’après une pièce de Copi, pouvaient laisser craindre le pire. Certes, certes, cette production n’est pas de tout repos, et les lignes musicales, si elles sont absentes, laissent place à des moments de tension extrême entrecoupées de sourires grinçants. Une dizaine de théâtres français et argentins s’étaient unis, avec le soutien du ministère de la culture, pour une coproduction qui allait marquer les esprits. Comme nous l’explique le metteur en scène lui-même : “Il ne faut pas chercher ici un message, c’est un récit, un voyage”. Mais, tout en étant un voyage, ce pourrait être aussi un huis clos, tant les personnages sont enfermés dans leur condition et, du perroquet en cage, au cheval, Gueule de rat, en passant par Venceslao qui se pendra, chacun restera face à son destin sans pouvoir s’en échapper. Entre opera buffa, arts visuels et théâtre musical, cet ouvrage ne laisse pas indifférent, et le public, un temps déconcerté, applaudira longuement le travail accompli par chacun pour arriver à un résultat aussi fascinant. Copi, auteur, dessinateur, est connu pour son désir de choquer, de heurter, que ce soit par ses idées ou par son langage et, bien que le texte soit repris par Jorge Lavelli, on reconnaît l’écriture et la force du dramaturge argentin. Crus, vulgaires, ou bassement primaires, les mots, les actions sont malgré tout d’une portée intense. Cinq personnages vont, sous nos yeux, essayer de vivre leurs émotions et leurs rêves, ne trouvant que la mort au bout du chemin, que ce soit par le suicide de Venceslao, ou sous les balles d’un coup d’état. C’est l’Argentine brutale et poétique que l’on retrouve sous les doigts des bandonéonistes dans des airs de tango, sans une véritable mélodie, où ne se font entendre que les appuis des temps. Jorge Lavelli réussit l’exploit de nous faire vivre son pays (il est lui aussi argentin), avec rien ou pas grand chose, mais dans une direction d’acteurs millimétrée où chacun évolue avec aisance et naturel. Depuis son “Faust” de Charles Gounod, mis en scène à l’Opéra de Paris en 1976, et qui avait défrayé la chronique à l’époque, on savait qu’il aimait meubler la scène avec des draps étendus, il en usera ici aussi, cachant à demi une scène torride entre Venceslao et sa maîtresse. On pourrait penser que les décors sont inexistants tant le plateau paraît vide, mais en y repensant, tout est là, car la scénographie de Ricardo Sanchez-Cuerda est intelligemment conçue. Une table, un meuble buffet, noirs, pour un intérieur, une petite table couverte d’une nappe à carreaux pour un cabaret où officie un danseur de tango, des panneaux s’ouvrent, se ferment, supportant même un Venceslao la corde au cou. Et puis, cette charrette tirée par Gueule de rat qui tombe parfois sous les coups. Le génie de cette production, avec l’appui des lumières crées par Jean lapeyre et Jorge Lavelli: demi-teintes, clairs obscurs, rayons transperçant un épais brouillard, lumières de cabaret… c’est d’avoir su rendre palpables et réalistes les atmosphères typiques de l’Argentine, âpres ou mélancoliques, violentes ou plus nuancées. Evidemment il y a ce texte aux mots crus, appelant un chat un chat ou….une chatte, une bite..une bite et qui peuvent heurter. Mais qu’est-ce donc que cet opéra ? Il faut le voir comme un spectacles complet, faire abstraction du langage outrancier qui ne fait référence qu’à Copi qui avait sûrement besoin de provoquer pour exister. Nous assistons donc à la création (bien que déjà jouée à Rennes..) d’une oeuvre lyrique dont le langage ne dénote pas dans ce contexte, allant jusqu’à une image de scatologie, alors que le jeune Rogelio succombe sur scène à une crise de coliques dans une petite trappe ouverte à cet effet. L’on peut sourire, baisser les yeux ou tout simplement admirer l’idée du metteur en scène qui a su ôter toute vulgarité première à cette scène. Les costumes, miroirs révélateurs des personnages, imaginés par Francesco Zito, sont d’une justesse extrême. Pas de grandiloquence, mais pas de misérabilisme non plus. Des teintes neutres pour un Venceslao portant fouet, poncho et chapeau de gaucho, ou plus contrastée pour un Largui vaguement impuissant, dont le pantalon trop court, les lunettes rondes et un petit panama le maintiennent dans ce personnage un peu étriqué mais au grand coeur. China en robe sage et blanche se métamorphose en danseuse de tango à Buenos Aires, jupe rouge courte et bas noirs. Robe et boas roses pour Mechita qui voudrait bien s’émanciper de l’emprise d’un Venceslao brutal. Sensualité primaire, espérances intimes et naïveté sont ponctuées par les paroles directes d’un perroquet qui n’a rien à cacher. Si le visuel est astucieux et frappant, la musique écrite par Martin Matalon n’a rien à lui envier, bien au contraire. Composée sur le texte, ne modifiant pas la forme et le format d’un opéra classique, elle met en valeur les sentiments et les atmosphères tout en gardant son identité à l’orchestre. Les violons savent se faire discrets et les cuivres plus présents suivant le discours désiré, avec des instruments solistes, tel le trombone appuyant le propos de Venceslao, ou des emplois de percussions qui vont des toms au woodblock en passant par le vibraphone. Musique riche, intense dont le déferlement acoustique est parfois très fort, mais qui correspond à cet univers musical argentin où la musique est omniprésente. Un interlude où quatre bandonéonistes qui occupent la scène scandent une milonga destructurée. Cette mise en scène dépouillée mais très puissante pourrait nous faire penser, dans un autre registre théâtral, à la pièce “les Damnés” tirée du film de Luchino Visconti, mise en scène au festival d’Avignon par Ivo van Hove. Même tension, même plateau ouvert. L’opéra L’Ombre de Venceslao peut déplaire, mais il a l’avantage de vivre par lui même, et de ne détruire aucun ouvrage déjà écrit ou composé. L’écriture vocale est, à notre sens, moins réussie que la partie orchestrale, mais sans doute est-ce le parti pris du compositeur qui mélange texte parlé et texte chanté et qui ne propose aucune phrase qui pourrait mettre les voix en valeur. On peut toutefois apprécier l’engagement aussi bien vocal que scénique de ces jeunes chanteurs dont le casting s’est fait après auditions. Le baryton Thibaut Desplantes est Venceslao, cet homme rude de la pampa qui reviendra, après sa mort vérifier que tout va bien. Il habite la scène par sa présence et la profondeur de sa voix. Un échange avec le trombone solo sera la partie la mieux écrite pour sa voix, exception faite de quelques vocalises. Personnage plus théâtral que lyrique, il s’impose par le naturel avec lequel il passe de l’être sanguin aux pulsions sexuelles brutales, à cette ombre vêtue de blanc qui apparaît telle un fantôme voulant expier ses actions passées. Zaid Nehme est le jeune Rogelio amoureux de sa demi-soeur qui passe de l’amoureux languissant à l’exaltation dans un duo amoureux, qui évolue avec vivacité, un brin acrobate et dont la voix de ténor passe sans forcer dans des tessitures hautes. Mathieu Gardon campe, avec une voix homogène de baryton bien projetée, ce Largui, un peu à côté de ses pompes mais attachant, dont le jeu juste occulte le ridicule. Il chante d’une voix assurée, sans prétention, en parfaite adéquation avec le personnage. Trois hommes, deux femmes, China la fille, Mechita la maîtresse. China, c’est la jeune soprano Estelle Poscio. Agile, jolie, elle danse le tango avec beaucoup de sensualité. Elle évolue avec charme, accouchant sur scène d’un poupon en celluloïd qu’elle n’hésite pas à occire avec…. naïveté en mettant de l’insecticide dans le biberon. Elle chante avec une voix percutante en rapport avec le personnage, mais dans un registre tendu et haut perché qui enlève quelque peu les harmonies contenues dans sa voix. Belle prestation intelligente et rythmée. Sarah Laulan prête sa voix de contralto à Mechita. Extravertie sans exagération, elle évolue avec aisance en robe rose. Sa voix puissante aux couleurs chaudes descend jusque dans les graves sans perdre sa couleur. Son timbre agréable résonne dans une complainte proche de la plainte alors que l’ombre de Venceslao s’estompe. Une mention toute spéciale pour Jorge Rodriguez, un Coco Pellegrini plus vrai que nature, n’est-il pas lui-même argentin et danseur de tango ? Il est un protagoniste à part entière qui entraîne China dans un duo de danse sensuel mais aussi dans une voie fatale. A petits pas dansés, ou à plus grandes enjambées, il nous fait une démonstration de pas cadencés…et nous nous trouvons instantanément en Argentine. Il faut aussi noter la justesse des mouvements du cheval Gueule de rat interprété Germain Ruggiero et d’Ismaël Ruggiero dans la peau du singe adopté en cours de voyage, mais notons aussi aussi David Maisse qui prête sa voix au perroquet coquin. Cette pièce menée sans baisse de tension ou de rythme vit par le talent du chef d’orchestre Ernest Martinez Izquierdo qui a su maintenir les tempi tout en faisant ressortir les subtilités musicales contenues dans l’écriture orchestrale, maintenant avec énergie et précision on orchestre attentif qui découvrait cette partition. Si cette oeuvre a surpris plus d’un auditeur, elle est à découvrir pour son originalité, le talent et la rigueur d’une mise en scène millimétrée aux accents argentins. Artistes, compositeur, chef d’orchestre, toute l’équipe de la production, sans oublier l’orchestre, ont été longuement applaudis. C’est un succès ! Photo Laurent Guizard