Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, saison 2017
“EUGENE ONEGUINE”
Scènes Lyriques en trois actes et sept tableaux, livret de Piotr Ilitch Tchaïkovski et Contantin S. Chilovski, d’après Alexandre Pouchkine.
Musique Piotr Ilitch Tchaïkovski
Madame Larina IRINA RUBSTOVA
Tatiana ANNA NECHAEVA
Olga EVGENIA ASANOVA
Filippievna SVETLANA SHILOVA
Eugène Onéguine IGOR GOLOVATENKO
Vladimir Lenski BOGDAN VOLKOV
Prince Grémine AIN ANGER
Zaretski / Le Capitaine GODERDZI JANELIDZE
Monsieur Triquet STANISLAV MOSTOVOY
Orchestre & Choeur du Bolchoï – Théâtre académique d’Etat de Russie
Direction musicale Tugan Sokhiev
Chef de Choeur Valery Borisov
Aix-en-provence, le 19 juillet 2017
Une seule représentation pour cet Eugène Onéguine exclusivement russe ; c’était le 19 juillet au Grand Théâtre d’Aix-en-Provence, dans le cadre du Festival 2017. Un régal ! Une salle comble, une scène où avaient pris place le choeur, les solistes, le chef et son orchestre, tous venus de Moscou, du Théâtre du Bolchoï plus exactement. Après avoir reçu en avril dernier deux spectacles du Festival d’Aix-en-Provence : Written on skin, de George Benjamin et Trauernacht, inspiré des cantates de Johann Sebastian Bach, le Théâtre du Bolchoï, allait installer une collaboration entre les deux directions, nous donnant ainsi l’immense plaisir d’être, ce soir, transportés en Russie, aux côtés d’Eugène Onéguine. Dans cet opéra, inspiré par Alexandre Pouchkine, créé à Moscou le 29 mars 1879 et dirigé par Nikolaï Rubinstein, Piotr Ilitch Tchaïkovski fait ressortir le romantisme exacerbé par l’âme et la culture slaves. Si de grandes voix internationales interprètent souvent avec plus ou moins de bonheur les opéras russes, nous avions le privilège, ce soir, d’avoir des voix russes, habituées à cette langue qui fait résonner les notes avec volupté. Sans compter que le choeur et l’orchestre viendraient tout droit du Bolchoï. Cerise sur le gâteau…russe évidemment, Tugan Sokhiev était à la baguette. Non, il n’en avait pas. peu importe d’ailleurs, il n’en avait aucun besoin pour imposer sa vision de l’oeuvre, slave de bout en bout, et fidèle au compositeur. Si ce jeune chef, il n’a que quarante ans, Directeur musical de l’Orchestre National du Capitole de Toulouse depuis 2008 et Directeur musical du Bolchoï de Moscou depuis 2014 fait une carrière internationale impressionnante, il n’a rien perdu de ses origines ; il nous livre ici une version d’Eugène Onéguine qui tiendra certainement lieu de référence. Dans cette oeuvre, Piotr Ilitch Tchaïkovski n’introduit pas seulement la poésie d’Alexandre Pouchkine, il y intègre aussi ses propres sentiments, ses doutes, ses angoisses, mais aussi ses exaltations. Dans une histoire simple et intemporelle, le compositeur met en scène la jalousie, l’amour, l’orgueil, mais aussi l’amitié et la fidélité, toujours avec une certaine retenue. Ce chef d’oeuvre de la littérature russe a complètement envoûté les spectateurs du Festival d’Aix-en-Provence. Sans mise en scène, et nous nous en félicitons, la musique prend toute sa dimension et la garde au fil des airs et des phrases musicales. Anna Nechaeva est une Tatiana dont le physique et la voix de soprano rendent le personnage plus que crédible. Il est difficile de faire passer les divers sentiments en concert, mais Anna Nechaeva est Tatiana ; juvénile au début dans l’exaltation de la jeunesse, puis femme mariée, fidèle à ses engagements qui l’ont rendue plus mature. Sa voix se prête avec souplesse à tous ces changements, à l’évolution du personnage avec une clarté de voix qui n’exclue pas la profondeur et dont la jeunesse ressort dans un duo équilibré avec Madame Larina. C’est avec musicalité qu’elle nous fait ressentir l’innocence d’une jeunesse pleine de promesses ; fébrilité dans les doutes, ou force et détermination dans le dernier échange poignant avec Onéguine, rendent cette interprétation crédible, où le naturel et le phrasé toujours juste nous font découvrir une Tatiana remarquable, aux qualités vocales et dramatiques évidentes. l’Olga d’Evgenia Asanova est une soeur à la voix plus grave, assurée et colorée qui s’impose sans forcer. Une belle diction et un bon soutien du souffle font ressortir les graves profonds dans un vibrato naturel. Un duo de soeurs unies dans la même musicalité. Madame larina est ici interprétée par Irina Rubstova dont la voix de soprano est aussi homogène dans le registre grave que plus aigu. Sa voix solide fait ressortir les accents russes affirmés avec naturel. Svetlana Shilova chante Filippievna dans un mezzo-soprano rond et sensible aux notes projetées. le joli duo chanté avec Tatiana la fait remarquer. Sans doute, le Lenski de Bogdan Volkov est-il la révélation de cette soirée. Quelle interprétation vocale, mais aussi dramatique. Avec sa voix de ténor chaude et puissante, il impose ce rôle de jeune homme devenu plus mature d’un coup, par la douleur. Des qualités vocales immenses, une technique sans faille, mais surtout une façon naturelle de faire passer ses sentiments avec sa voix. Après avoir chanté un ” Ya lioubliou tiéba ” (je t’aime) sincère et juvénile, la voix de Bogdans Volkov prend des accents dramatiques à l’acte II pour un air nostalgique très inspiré, sur ses belles années enfuies. Style et compréhension de la musique, force et couleur font de ce passage un moment de grande tension. Face à Lenski, un adversaire de poids avec la voix grave et large d’Igor Golovatenko. Avec sa belle prestance, il est un Onéguine à qui Tatiana ne pourra résister. Froid, impassible, il fait résonner les harmoniques contenues dans sa voix avec beaucoup d’aisance et de naturel. Ses beaux accents russes ne réussissent pas à le rendre plus humain, et il faudra attendre le dernier acte pour que les graves gagnent en intensité plus librement avec un aigu tenu et somptueux qui ne réussira pas à faire fléchir Tatiana pour autant. Superbe Onéguine qui mériterait d’être entendu dans un rôle où, loin du péché d’orgueil, il pourrait se laisser aller à d’autres sentiments. Autre voix aux graves profonds, celle d’ Ain Anger, venu de Tallin. Après avoir chanté certains rôles tirés du répertoire wagnérien, il est ici le Prince Grémine. Si ce Prince n’apparaît qu’au dernier acte, son air “L’amour est de tout âge” est si bien écrit pour cette voix qu’on ne peut que le remarquer et s’en souvenir. Après des graves très sonores, les aigus puissants, tenus sur une belle longueur de souffle, passent sans forcer. Beaucoup d’émotion aussi dans son interprétation très remarquée. Stanislav Mostovoy est un Monsieur Trinquet frais, brillant et percutant dans une voix ensoleillée. Plus dramatique est celle de la basse Goderdzi Janelidze (le Capitaine) dont la prononciation et le legato donnent vie à ce rôle très court. Pour cet ouvrage puissant, interprété par un plateau superbe, le Choeur du Bolchoï nous fait une démonstration de chant et d’interprétation vocale et musicale de toute beauté. Sans jamais bouger de leur estrade, les artistes du choeur, parfaitement investis, passent des chants paysans aux fêtes données lors de bals avec la même intensité, le même impact sonore (impressionnant passage a cappella), mais aussi de superbes nuances. Aucune représentation ne peut-être réussie sans un orchestre à la hauteur d’un plateau magnifique. Avec l’Orchestre du Bolchoï, dirigé par Tugan Sokhiev, nous sommes à la fête. Quelles sonorités, quelle interprétation aux respirations appropriées qui laissent s’exprimer les chanteurs, les soutenant dans chaque intension, joyeuse ou dramatique. Avec des gestes amples et sûrs Tugan Sokhiev dirige orchestre, chanteurs et choeur d’une main ferme mais souple faisant ressortir les sonorités, tristes du quatuor ou celles plus joyeuses d’une valse. Réglant l’intensité sonore d’un hautbois, d’un violoncelle solo ou des trompettes éclatantes, ce chef d’orchestre efficace recueille les bravos lancés en partage par une salle enthousiaste. Une salle galvanisée par cette musique et cette interprétation. Immense succès.