Grand Théâtre d’Aix-en-Provence, saison 2016
Budapest Festival Orchestra, Choeur de femmes de l’Orfeo Català,
Maîtrise des Bouches-du-Rhône
Direction musicale Ivan Fischer
Mezzosoprano Anna Larsson
Gustav Mahler: Symphonie No3 en ré mineur
Aix-en-Provence, le 22 mars 2016
Renaud Capuçon et Dominique Bluzet, tous deux directeurs fondateurs du Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, le premier pour l’artistique et le second pour l’exécutif, avaient programmé la monumentale symphonie No3 de Gustave Mahler, pour le concert d’ouverture de la 4ème édition de ce festival. Gigantesque par sa forme, sa longueur ( entre 90 et 100 minutes selon les interprétations ), et le nombre des exécutants, cette symphonie se suffit à elle-même dans un programme. C’est un mets savoureux que l’on déguste sans accompagnement ; car enfin, à quelle pièce musicale pourrait-on l’associer ? Composée en 6 mouvements, pour représenter les étapes de la création, elle est à elle seule un programme entier, où les forces telluriques, la nature sous toutes ses formes, la naissance de l’homme et enfin, les anges et le divin sont évoqués. Une masse orchestrale colossale donc, mais aussi un double choeur et une voix de mezzo-soprano aux résonances de contralto sont nécessaires. Composée à Steinbach, en Allemagne, durant les étés 1895-1896, cette oeuvre ne sera jouée, sous sa forme complète, qu’en août 1902, par l’orchestre de Cologne sous la baguette du compositeur, étonné lui-même par la puissance et la longueur du 1er mouvement ( 30 minutes ). Cette symphonie, commencée en ré mineur et terminée en ré majeur, n’est certainement pas une oeuvre pessimiste. Pour interpréter ce monument de la musique, le Budapest Festival Orchestra, était venu jusqu’à Aix-en-Provence avec Ivan Fischer, son chef fondateur. Gustav Mahler a mis dans cette symphonie de nombreuses facettes de lui-même ; et à une question qu’on lui posait sur la façon de trouver ces sonorités spéciales au compositeur, Ivan Fischer répondait qu’il fallait simplement se glisser dans la personnalité de Mahler et laisser la musique s’exprimer, pour qu’immédiatement, le son prenne forme de lui-même. Et le son, justement, est ce qui caractérise cet orchestre magnifique. Un son qui subjugue, qui enveloppe, joué par l’ensemble de l’orchestre, mais aussi individuellement ; et l’on peut se demander comment, des instruments aussi divers que la petite clarinette ou le trombone aussi bien que le violon, l’ensemble des cordes ou les trompettes, par exemple, font, pour trouver la même sonorité dans les attaques ou les enchaînements. Eh bien, nous pensons que cela tient à la magie du chef d’orchestre. Car il ne suffit pas de diriger l’orchestre, le chef, avec sa baguette est un créateur de sons, d’atmosphères et de beauté auditive. Ce soir, Ivan Fischer nous a livré une version extraordinaire de cette symphonie, où respirations, phrasé, couleur et puissance donnaient la réplique à des pianissimi extrêmes sur le souffle ou sur un crin des archets. Les deux pieds ancrés sur l’estrade, comme s’il prenait ses forces dans le sol, Ivan Fischer va, durant plus de 90 minutes, porter l’orchestre, sans gestes inutiles, mais avec une énergie, une clarté et une si grande justesse d’expression, qu’on en vient à l’oublier. Ivan Fischer ne dirige pas l’orchestre, il en fait partie, ne dirait-on pas que le son vient de lui ? Avec les contrebasses placées en fond de scène, face au chef, l’orchestre est une entité à plusieurs voix. Dès les premières notes l’émotion est perceptible, le souffle de Gustav Mahler passe d’un instrument à un autre au travers de sonorités rondes. Il faut entendre les solos du trombone tels une force tranquille un peu austère mais toutefois profonde, qui domine l’orchestre, le son des timbales placées de part et d’autre de la scène, le legato de la petite harmonie, la clarté de la trompette aux attaques nettes mais moelleuses ; et que dire du pupitre de cors dont les sonorités équilibrées se mélangent aux instruments de l’orchestre ou résonnent individuellement ? Gustav Mahler joue sur l’emploi des divers instruments pour créer les atmosphères, et cela fonctionne à merveille ; les accents, les changements rapides de tempo et les envolées des violons donnent le rythme à cette symphonie. Le mystère est créé par la voix profonde d’Anna Larsson dont le velouté élève et envoûte. C’est avec une grande pureté de style qu’elle chante comme un avertissement : ” O mench! gib acht “, tiré du poème de Friedrich Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra ( chant de minuit ). Un orchestre attentif à la voix joue le jeu des respirations et des nuances sur fond d’appel d’un hautbois avec des paroles qui portent à la réflexion. C’est un moment de grâce que l’on souhaite prolonger. Le Choeur de femmes de l’Orfeo Català et les enfants de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône, prolongeront cet instant avec leurs voix éthérées. Un extrait du recueil Des Knaben Wunderhorn ( textes traditionnels allemands ) emportera les âmes sur les ailes des anges du choeur d’enfants. Dans cette interprétation, l’authenticité est réglée dans les moindres détails ; souvent jouée par un cornet, la partie du cor de postillon est réellement interprétée par cet instrument miniature, c’est une sonorité entre la trompette et le cor, mais plus douce et moins éclatante ; le cor de postillon, joué avec maestria dans les coulisses, donne ici une couleur particulière à cette musique. Dans le dernier mouvement, les cordes seules apportent une certaine tendresse et peut-être la mélancolie des choses qui s’achèvent, pour retourner vers la tension où chaque instrument apporte sa couleur ; mélange des sons, changements rapides des nuances, énorme crescendo en apothéose, longueur des archets tel le souffle d’un chanteur, pour finir sur une lumière éclatante avec roulement des timbales en stéréophonie, les archets tremolo jouant comme un orgue. C’est l’interprétation grandiose d’un orchestre à la sonorité inimitable, tant l’intelligence du son de chaque instrument, alliée à une musicalité et une technique hors pair enchantent le public. Cet orchestre sonnerait-il de la même façon sous une autre baguette ? on peut en douter tant on sent le travail d’Ivan Fischer dans chaque phrase ou chaque attaque. Quel investissement, quelle fougue, quelle connaissance et amour de la musique, mais surtout, quelle humilité dans sa manière de diriger, très loin du show de certains chefs. Quel bonheur lorsque chef, orchestre et compositeur font éclater la musique dans une fusion esthétique totale. Un concert d’ouverture de festival magistral avec une symphonie monumentale.