Marseille, Opéra Municipal, saison 2015 /2016
“SEMIRAMIDE”
Opéra en deux actes, livret de Gaetano Rossi, d’après Semiramis de Voltaire
Musique de Gioacchino Rossini
Semiramide JESSICA PRATT
Arsace VARDUHI ABRAHAMYAN
Azema JENNIFER MICHEL
Assur MIRCO PALAZZI
Idreno DAVID ALEGRET
Le Fantôme de Nino / Oroe PATRICK BOLLEIRE
Mitrane SAMY CAMPS
Choeur et orchestre de l’Opéra de Marseille
Direction musicale Giuliano Carella
Chef de Choeur Emmanuel Trenque
Marseille, le 18 octobre 2015
Un moment de grâce ! C’est ce que nous ont fait vivre l’Opéra de Marseille et les artistes qui ont interprété ” Semiramide ” en cet après-midi de première. Mais un moment de grâce qui dure quatre heures est un fait assez rare pour être noté. Après ” Moïse et Pharaon ” présenté la saison dernière sur cette scène, c’est encore en version concertante que nous allions écouter ce Rossini. Qui s’en plaindrait ? Pas de mise en scène farfelue, pas de régie hors de prix, mais simplement des artistes concentrés chantant dans des positions normales avec un orchestre dont on pourrait voir l’investissement de chaque instant ; choeur, musiciens et solistes, tous attentifs à la baguette du chef d’orchestre que nous suivons en direct, voici une recette qui fonctionne. Cet opéra seria de Gioacchino Rossini sera créé à Venise au Théâtre de la Fenice le 3 février 1823 ; ce sera son dernier opéra écrit pour l’Italie, car c’est à Paris désormais que le compositeur continuera sa carrière. Précédant ” Le voyage à Reims “, ” Semiramide ” est considéré comme un opéra exceptionnel, peut-être même l’opéra de Rossini le plus abouti vocalement. Avec ses immenses airs et duos de toute beauté, d’une grande difficulté, et ses pyrotechnies vocales, cet opéra n’autorise aucune baisse de tension ni aucune faiblesse technique ou musicale. De Joan Sutherland à Montserrat Caballé en passant par June Anderson, le rôle de Semiramide a été interprété par les plus grande chanteuses, et de Marilyn Horne à Max Emanuel Cencic, bien des voix différentes ont interprété le rôle d’Arsace ; mais le plateau qui nous était présenté aujourd’hui, de par son homogénéité et de par la qualité des chanteurs n’a rien à envier aux distributions que l’on peut entendre dans les salles prestigieuses. ” Semiramide ” fait sans doute partie de ces drames antiques qu’il est difficile de mettre en scène en restant cohérent et réaliste alors qu’ici l’on peut, sans ennui, suivre l’action grâce aux surtitrages ; mais est-il vraiment utile de suivre l’action, le talent des interprètes, le génie de Rossini et la tension contenue dans la partition ne suffisent-ils pas ? Jessica Pratt, après avoir chanté en France sur les scène de Toulon en 2009 et de Reims en 2013, vient à Marseille pour incarner Semiramide dans une prise de rôle. Cette jeune soprano possède un timbre éthéré avec toutefois une consistance qui donne du corps à chaque son. Son vibrato intense n’est là que pour étoffer la voix, pour lui donner son caractère et son identité. Il est sans doute difficile d’entendre plus belle interprétation de ce rôle tant la beauté du timbre et la conduite du chant sont parfaites. Les vocalises chantées avec aisance gardent le velouté de la voix avec des aigus cristallins qui atteignent le contre mi avec facilité, leur donnant ainsi un relief en technicolor ; et c’est avec l’émerveillement de celui qui découvre un ouvrage précieux que l’on écoute ces vocalises. Gioacchino Rossini a sans doute écrit ici les deux plus beaux airs de toute son oeuvre, et l’on suit avec délectation ” Bel raggio lusinghier ” chanté par une Semiramide tout en délicatesse, et ” Eccomi alfino in Babilonia ” chanté par Arsace. Mais ces airs ne font pas oublier le sublime duo chanté par ces deux jeunes et belles chanteuses aux voix si différentes et pourtant si complémentaires, tant la chaleur des timbres s’accorde dans la sensibilité et la respiration avec une compréhension musicale extraordinaire. C’est une mezzo-soprano qui est ici Arsace, un rôle travesti chanté en robe du soir ; mais peu importe la crédibilité visuelle, la voix de Varduhi Abrahamyan est un véritable bonheur. Une technique sans faille que l’on imagine forgée dans un métal solide aux vibrations intenses pour des aigus amples et sonores, mais aussi une musicalité, un phrasé qui se jouent des difficultés inhérentes aux changements de tessitures ou aux vocalises d’une justesse et d’une souplesse absolues. Son air ” Eccomi alfine in Babilonia ” est un modèle du genre qui lui vaudra de longs applaudissements. Si sa voix voluptueuse se marie très bien avec celle de Semiramide, il en est de même avec celle d’Assur. Echanges rythmés en duos pour ces deux voix graves et équilibrées dont la mise en place et la précision sont dignes de l’horlogerie suisse. Le ténor espagnol David Alegret, que nous avions entendu à Toulon en janvier 2014 dans le rôle de Don Ramiro (Cenerentola), est ici un Idreno vaillant dont la voix percutante se joue des difficultés vocales grâce à une technique solide. Aux premières notes, son timbre haut placé peut surprendre, mais cela arrive souvent avec les ténors rossinien. On peut ne pas être séduit d’emblée par ce timbre quelque peu nasal, mais force est de reconnaître que ses aigus qui éclatent jusqu’au contre ré bémol sont solides et restent d’une grande musicalité. Sa voix incisive sait se faire plus suave avec ses nuances piano timbrées et sensibles et ses vocalises agiles qui lui gardent toute son homogénéité dans de longues descentes jusqu’aux graves. Même dans les moments de technique pure, David Alegret, en communion avec le chef d’orchestre, fait ressortir, par des piani sensibles ou des rallentando élégants, la musicalité contenue dans les vocalises . Mirco Palazzi est Assur, cette voix de basse pour qui Gioacchino Rossini a écrit un air qui, par ses doutes et ses allucinations, pourrait faire pendant à celui que Giuseppe Verdi a composé pour Macbeth. Seul pendant de longues minutes, il nous fait une démonstration de son talent, de sa force, avec une voix solide où chaque note résonne. Une voix ronde qui reste colorée des aigus aux graves sans jamais forcer et qui remplit la salle grâce à une bonne projection et un tempérament fougueux. En plus de ses qualités vocales et techniques, Mirco Palazzi possède un grand sens du phrasé et une musicalité qui laisse percevoir ses émotions. Quelle vaillance et quelle énergie dans ces moments de doutes ou de fébrilité ! Agilité, souplesse et longueur de souffle dans les graves, font apprécier cette voix que l’on aimerait entendre à nouveau. Pas de baryton dans cet ouvrage, mais deux rôles de basses. Patrick Bolleire prêtera sa voix grave à Oroe et au Fantôme de Nino. Face à Mirco Palazzi il ne démérite pas ; bien que n’ayant pas le même timbre, les deux voix s’accordent et que ce soit lorsqu’il chante seul ainsi que dans les ensembles ou dans ses échanges avec Arsace, sa voix résonne avec aisance. On passera sur un vibrato un peu large, car très vite maîtrisé, il laisse place à une excellente projection. Sa voix sombre et puissante à l’émission naturelle fait un spectre des plus convaincant, participant à l’homogénéité de ce quintette vocal d’exception. Jennifer Michel que nous venons d’entendre dans ” Manon ” et ” Le portrait de Manon ” a toujours cette voix ensoleillée que nous avions entendue avec plaisir. Dans le rôle très court d’Azema, elle fait de chacune de ses interventions un moment de clarté dans cet ouvrage où drame et mensonges se partagent la vedette. Mitrane est un autre rôle assez court mais qui permet au jeune ténor français Samy Camps de faire des apparitions sonores et en place au sein de cette distribution de haut niveau. Si le plateau est remarquable, le succès ne pourrait être complet sans une participation impeccable du choeur. L’implication du Choeur de l’Opéra de Marseille, préparé par Emmanuel Trenque, est ici exceptionnelle. Les attaques nettes, précises, ont un impact sonore qui résonne jusqu’aux derniers fauteuils. Souvent écrites pour voix séparée d’hommes ou de femmes, piano ou fortissimo, ces interventions chantées avec l’investissement de chacun donnent une grande force au texte et participent à la tension contenue dans l’ouvrage. L’ensemble du choeur est un protagoniste à part entière ; c’est ainsi que l’a écrit Rossini, et c’est ainsi que nous l’avons ressenti et apprécié. Un immense bravo pour cette prestation. Mais que feraient tous ces talents sans un chef d’orchestre d’exception ? Car, comme nous le disons souvent, c’est lui qui donne l’impulsion et l’atmosphère générale de l’oeuvre. C’est lui qui fédère les chanteurs, suivi par un orchestre réactif à la moindre inflexion. Que dire des instruments solistes de la petit harmonie dans un enchaînement parfait de justesse et de musicalité, des soli de cors aux sonorités rondes, du mystère des contrebasses et des celli, de ce ruban musical déroulé par les archets ? Que dire sinon que cet orchestre a beaucoup de talent lorsqu’il est bien exploité. Aucune attaque approximative, aucune dureté dans les accords malgré leur netteté, mais une homogénéité des sonorités et une grande souplesse dans les changements de tempi. Giuliano Carella a dirigé cet immense plateau, le portant à bout de baguette pendant près de quatre heures, sans aucune baisse de tension, sans aucune concession à la musicalité, et avec cette compréhension des choses qui lui fait prendre des tempi soutenus pour cette version concertante, retenant ainsi l’attention d’un public jamais somnolent ; public qui a su apprécier jusqu’à la dernière note du quatuor vocal dans un chant savoureux aux teintes pastel avant l’éclat final du choeur. Un public enthousiaste dont les applaudissements et les bravi ont duré vingt bonnes minutes. De la musique à l’état pur et à son plus haut niveau. Photo Christian Dresse