Orange, Chorégies 2015: “Carmen”

Orange, Chorégies 2015
“CARMEN”
Opéra-comique en quatre actes, livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy. d’après ” Carmen ” nouvelle de Prosper Mérimée
Musique Georges Bizet
Carmen KATE ALDRICH
Micaëla INVA MULA
Frasquita HELENE GUILMETTE
Mercédès MARIE KARALL
Don José JONAS KAUFMANN
Escamillo KYLE KETELSEN
Zuniga JEAN TEITGEN
Le Dancaïre OLIVIER GRAND
Le Remendado FLORIAN LACONI
Moralès ARMANDO NOGUERA
Choeurs des Opéras d’Angers-Nantes, du Grand Avignon et de Nice
Maîtrise des Bouches-du-Rhône
Orchestre Philharmonique de Radio France
Direction musicale Mikko Franck
Mise en scène, décors, costumes Louis Désiré
Eclairages Patrick Méeüs
Orange, le 8 juillet 2015
Carmen est en Provence, un des opéras les plus attendus. Située près des arènes d’Arles ou de Nîmes, la ville d’Orange, attire souvent les aficionados en mal de corridas lors d’une programmation de cet opéra dans son immense Théâtre Antique. Oui, Carmen, l’un des opéras les plus joués dans le monde, est certainement l’opéra français le plus souvent représenté. Pourtant, le succès ne fut pas au rendez-vous lors de sa création à l’Opéra-comique en mars 1875 ; c’est pratiquement un désastre, dû peut-être à une interprétation médiocre. Georges Bizet avait pourtant fait appel aux librettistes Ludovic Halévy et Henri Meilhac alors très en vogue pour adapter la nouvelle de Prosper Mérimée, mais le public et la critique, peu tendres avec le compositeur condamnèrent l’ouvrage au nom de la morale. Ce chef d’oeuvre sera pourtant reconnu comme tel et joué dans le monde entier très peu de temps après sa création. Malheureusement, très affecté par le peu de succès de son opéra, Georges Bizet décèdera trois mois après la première représentation, à l’âge de 36 ans, au moment même, dit-on, où les cartes de la mort étaient tirées sur scène par Carmen, sans avoir le plaisir de connaître le succès mondial que rencontrera cet ouvrage. Comment osait-on mettre en scène cette femme libre, dans ce milieu populaire, avec une musique aussi colorée, si proche toutefois de la réalité mais si éloignée de la mentalité bourgeoise de l’époque ? Dans la proposition qui nous était faite ce soir, le metteur en scène Louis Désiré, qui concevait aussi les décors et les costumes, a voulu nous raconter l’histoire d’une femme face à son destin. Son destin est-il Don José, était-il déjà fixé avant ? Toujours est-il que c’est ici l’élément principal représenté par les cartes omniprésentes qui viendront sceller la destinée d’une Carmen qui l’accepte sans vraiment essayer d’y échapper. Mais tout ceci est déjà noté dans l’ouvrage et Louis Désiré dans un grand respect de l’oeuvre et des personnages n’a pas changé ce drame d’un iota. Dans un souci de recherche dramatique, sans pathos ni ” flonflon ” il a gommé tout folklore prononcé, toute image qui pourrait détourner le spectateur de la seule chose vraiment importante, la conduite inexorable de Carmen vers sa mort. Pourtant, sa rencontre avec Escamillo pouvait laisser espérer qu’elle allait trouver, avec cet homme qui représente la force et la vie, la voie qui allait la libérer de ce maléfice. Le metteur en scène qui avoue connaître cet ouvrage depuis sa jeunesse et l’aimer jusqu’à l’obsession nous raconte visuellement sa Carmen et sa perception de l’ouvrage. Le parti pris de costumes assez sombres où le noir domine loin des robes colorées des sévillanes, met l’accent sur le drame qui se joue là, non sur un coup de dès, mais dans un jeu de cartes. C’est bien imaginé, bien rendu surtout, avec sobriété et bon goût. Mais d’abord, il faut adhérer a ce propos. Il faut accepter ne voir dans cet ouvrage que le drame, certes sombre, que Carmen vit avec tout de même un certain détachement : c’est ainsi, c’est tout, pourquoi tergiverser ? On n’échappe pas à sa destinée. Micaëla et Don José le savent aussi ; dès le premier regard la fin est annoncée. Seul Escamillo ne l’a pas compris, il enveloppe Carmen de sa cape couleur de lumière pour l’emmener au loin avec lui, mais non, Don José veille, la lui enlève dans un geste symbolique et la tue, alors vêtue de noir, et la laisse étendue sur cette carte de pique tirée maintes fois. Le propos est fort, puissant, et ceux qui ont assisté au spectacle joué sur cette immense scène, même s’ils n’ont pas aimé cette proposition, ne pourront jamais échapper à cette vision de Carmen étendue là, Don José à son côté, éclairés par une seule lumière blanche. Non, ce n’est pas la foule des corridas, ce n’est pas la lumière crue de l’Espagne, c’est la mort de Carmen…une femme. Le propos étant énoncé, le reste suit avec une utilisation intelligente de la scène. Mais avec quels décors ? eh bien avec rien. De longues piques ( celles des picadores ? ) délimitent l’espace, la prison, la taverne de Lillas Pastias. Les contrebandiers sont là aussi et peu importe si l’on ne voit pas la montagne. Les éclairages de Patrick Méeüs vont à l’essentiel mais donnent exactement, comme pour la Tosca jouée à Marseille il y a peu dans une mise en scène également de Louis Désiré, l’atmosphère qui convient à chaque scène. Quelques touches de lumières pourtant dans les costumes, avec les vestes des carabiniers jetées à l’envers sur le sol, faisant ressortir la couleur jaune, allusion à leur surnom de canaris, ou un défilé de toréadors dans leurs habits de lumière authentiques. le seul point qui nous semble affadir le propos et l’interprétation de la partie orchestrale donnée par le chef d’orchestre Mikko Franck. Pourquoi des tempi aussi lents, des nuances aussi plates, un manque de couleurs aussi évident ? Il nous semble au contraire que la musique aurait pu, elle, donner en contraste des lumières, des éclairs fugaces de vie, de joie ou d’amour. Mikko Franck est-il passé à côté de la musique de Bizet ? Les sonorités sont belles, rondes, et les rythmes sont là, mais atténués, jusque dans l’interprétation de l’intermezzo qui semble avoir perdu tout caractère.
On attendait avec impatience d’entendre Jonas Kaufmann dans le rôle de Don José, rôle dans lequel nous l’avions applaudi à la Scala de Milan il y a quelques années dans une autre mise en scène. Il nous paraît adhérer tout à fait au propos de Louis Désiré, réagissant à la belle Carmen sans une passion débordante mais comme si la fin était déjà connue de lui. Il campe un Don José assez ambigu, très viril par moments, assez timoré à d’autres, comme dépassé par une situation qu’il ne maîtrise pas. Mais ce Don José marquera tout de même les esprits, peut-être justement à cause de ses multiples facettes. Vocalement aussi Jonas Kaufmann intellectualise son personnage. S’il a arrêté de jouer avec ces notes prises si piano qu’elles paraissaient détimbrées, son chant a gagné en homogénéité, donnant au phrasé plus de legato, avec une ligne de chant plus continue. L’Air ” La fleur que tu m’avais jetée ” chanté avec sensibilité est un modèle du genre. Les piani sont plus expressifs et lui permettent d’atteindre des aigus puissants sans aucune rupture de souffle. S’il manque parfois de puissance dans le medium, il fait preuve d’une grande sensibilité dans un Duo avec Micaëla, touchant dans sa simplicité, ou de sensualité avec Carmen, mais toujours avec une certaine réserve. Paraissant plus emprunté devant des sentiments qui le dépassent, il est nettement plus à l’aise dans la colère où il se laisse aller pour nous donner à entendre des aigus somptueux. Sa voix barytonante donne un certain poids, du caractère même au personnage, et ce n’est pas pour déplaire bien au contraire. Face à ce Don José qui va changer le cours de sa vie, Kate Aldrich joue la carte de la destinée aussi. Et si… et si…Peut-être ? Elle est cette Carmen par qui tout arrive. Interprétant ce rôle coloré sans jouer sur les extrêmes, physiquement elle est Carmen. Cette mezzo américaine, applaudie à Marseille.
Dans le rôle de Sesto ( La clemenza di Tito ) de Mozart en 2013, et à Toulon dans Anna Bolena en 2014, aborde ici dans ce vaste Théâtre Antique un rôle de poids. Elle adhère à ce personnage qui ne se révolte pas devant sa destinée et l’on comprend tout à fait que Don José soit fasciné. Sans surjouer le rôle de la femme fatale, elle est cette fille libre qui veut vivre à son gré. Nous retrouvons le timbre sombre de sa voix avec de beaux graves, une voix homogène et bien placée qui sonne naturellement avec des aigus puissants et faciles. Si son jeu est un peu maniéré dans la séduction, elle est, elle aussi, bien mieux dans les moments de colère ; une colère qui finalement libère les gestes et la voix. Son excellente diction lui permet des nuances faites en toute liberté et qui font oublier un medium un peu faible. De ses incursions chez Mozart, elle a gardé l’aisance des vocalises qui donnent ici de la souplesse au phrasé. Le baryton-basse américain Kyle Ketersen est Escamillo, le troisième personnage de ce trio dramatique. Ce toréador sûr de lui interprète ce rôle avec ce je-ne-sais-quoi de suffisance qui frise la vulgarité, enlevant le côté altier du personnage. Mais sans doute est-il lui aussi en adéquation avec cet homme qui est dans la vie, affrontant les dangers avec désinvolture et sans trop se poser de questions. Il n’est absolument pas dans la représentation, il est, tout simplement. Il a certes une voix attractive pour ce rôle, avec des aigus puissants et sonores qui font oublier des graves un peu étouffés. C’est un Escamillo jeune et bouillant d’énergie, loin du personnage souvent représenté, mais à sa place dans cette version où il est le seul élément qui semble échapper à ce drame. Très applaudi dans le rôle de Leporello au Festival d-Aix en-Provence, il avait déjà ce jeu scénique qui semble propre à son caractère. Inva Mula est une Micaëla très applaudie. Blonde menue, elle est sans doute cette jeune fille timide et courageuse que l’on retrouve dans toutes les versions de Carmen. Si la voix est moins juvénile, délicate et mutine elle chante avec sensibilité et fait ressortir chaque facette du personnage tout en gardant un phrasé et un legato sans reproches avec des aigus sonores ou des tenues piano colorées. Seul élément de tendresse dans cet opéra, le Duo Micaëla / Don José, chanté dans une esthétique musicale commune, sera très apprécié. Si Hélène Guilmette est une Frasquitta dont la voix claire et percutante donne du piquant au personnage, La Mercédès de Marie Karall, dont le timbre de mezzo est sombre et sonore, manque toutefois de la projection nécessaire à ce lieu pour donner du relief au personnage. Le rôle de Zuniga est ici chanté par Jean Teitgen. Rien, pas même le mistral ne peut dévier cette voix de basse, sonore et percutante. Aussi bien scéniquement que vocalement, il est à la hauteur des autres interprètes, campant un officier tout à fait crédible. Moralès, Armando Noguera, Le Dancaïre Olivier Grand, et Le Remendado Florian Laconi, déjà applaudis plusieurs fois dans des rôles plus importants, donnent ici toute leur dimension à des rôles plus secondaires mais pourtant remarqués. La Maîtrise des Bouches-du-Rhône, autant vocalement que scéniquement, fais preuve d’un grand investissement. Les choeurs des Opéras d’Angers- Nantes, de Nice et du Grand Avignon, ont fait preuve d’un grand professionnalisme et de grandes qualités musicales malgré une mise en scène un peu déroutante. Malgré le fort mistral, ce vent hélas souvent en résidence à Orange et dommageable pour la perception des voix, nous avons assisté à un spectacle qui demanderait à être revu en oubliant les autres références, pour apprécier pleinement ces chanteurs de grande qualité qui ont su montrer une facette plus intime de leur personnage dans la version proposée par Louis Désiré peut-être inspirée par une filmographie en noir et blanc. Une soirée controversée, mais d’une grande portée dramatique.