Aix-en-Provence, 8 Juillet 2013
Créé à Prague le 29 octobre 1787 sur un livret de Lorenzo Da Ponte Don Giovanni est sans doute avec La Flûte enchantée l’ouvrage le plus connu de Wolfgang Amadeus Mozart. Il traversera d’ailleurs les siècles sans connaître aucune éclipse.
Dans cet opéra composé plus de cent ans après que Molière ait écrit la pièce l’intrigue, dans les grandes lignes, reste la même et nous raconte l’histoire d’un débauché puni (il dissoluto punito), pour reprendre le titre du livret original de da Ponte; et Don Juan restera le type même du séducteur libertin.
Si la musique de Mozart colle au texte et à l’époque où elle a été écrite, nous rencontrons ici quelques problèmes de compréhension.
En effet Monsieur Tcherniakov nous donne sa vision et son interprétation du mythe donjuanesque et les spectateurs qui sont venus pour entendre la musique de Mozart et profiter d’un spectacle où tout concorde pour nous rapprocher du compositeur risquent fort d’être, tout comme moi, déçus, choqués et même en colère. Aucune critique de la société car ici la société est remplacée par une famille en décomposition.
Leporello n’est plus le valet de Don Juan mais un lointain parent, Zerlina n’est plus paysanne mais elle est la fille d’une précédente union de Donna Anna et Donna Elvira est une cousine. On peut facilement imaginer les invraisemblances et les confusions dans toute cette fantaisie inutile.
On peut toujours crier au génie devant la relecture faite par Monsieur Tcherniakov mais alors pourquoi se servir de Mozart pour donner sa propre vision du monde et ainsi détruire un chef-d’oeuvre qui a séduit des milliers de spectateurs depuis plus de deux cents ans? Pourquoi ne pas créer sa propre pièce avec un nouveau Don Juan où l’on se servirait des codes actuels? Pourquoi? Mais sans doute parce qu’il est plus facile de détruire que de créer un chef-d’oeuvre. Ayant affirmé ma position, je tenterai tout de même de vous rendre compte de ce Don Giavanni nouvelle version.
L’opéra bouffa est respecté mais poussé ici à l’extrême plus vulgaire que représentatif d’une époque, faisant appel à des clichés outranciers sans aucun rapport avec cette musique délicate et raffinée. Don Juan peu soigné, mal rasé portant un manteau qui n’a plus de forme est la réplique de Marlon Brando dans le film le dernier tango à Paris. C”est un être fatigué qui contient en lui même tous les Don Juan du passé, nous dit Monsieur Tcherniakov, dont la seule arme de séduction est la parole. Leporello n’est plus le valet servile mais un vague parent qui prend Don Juan pour modèle. Donna Elvira est la femme délaissée mais hystérique et névrosée. Même Donna Anna s’accroche à son agresseur pour le garder ne voulant pas le repousser. Zerlina aussi voudrait bien être la seule élue dans le coeur de Don Juan. Il n’a pourtant rien d’envoûtant. Buvant tout au long de la soirée, vautré par terre ou sautant sur un fauteuil en riant sottement il a plutôt l’air d’un égaré que d’un séducteur manipulateur.
L’action prend son temps, ne respecte pas l’unité de temps classique et se déroule sur plusieurs semaines. Par contre ici c’est l’unité de lieu qui est retenue, toute l’action se passe dans la même pièce, le salon salle à manger bibliothèque du commandeur. Par chance le décor est superbe: des boiseries, un lustres monumental, une immense table, les costumes sont modernes et hétéroclites avec un étrange tutu blanc pour Zerlina mais les autres sont colorés et jolis à regarder. Chaque scène est rythmée par la bruyante descente d’un rideau où s’inscrit la marche du temps ce qui enlève toute continuité à l’action. Le jeu de cache-cache des acteurs est simulé par des masques permettant ainsi les échanges et viva la liberta! La scène se termine sur une colère de Don Juan qui renverse la table avant que le rideau ne tombe.
Après l’entracte Don Juan couché sur le sol, fin saoul se verse de l’alcool sur la tête et vraiment cela n’apporte rien à part de choquer un peu. Il chante très piano sa sérénade accompagné par la mandoline tout en dansant seul d’un pas mal assuré.
Les actions s’enchaînent sans que l’on se sente concerné par ce que l’on voit. Ici pas de statue, pas d’effet surnaturel, le commandeur apparaît pour le dîner, il n’entraîne pas Don Juan dans les enfers mais ce dernier finira terrassé par ses excès et sa grande fatigue. Pas de grandeur, pas de terreur non plus et l’on n’est pas mécontent que cela se termine. A part le commandeur, Leporello et Donna Elvira les chanteurs ont changé par rapport à la production de 2010.
Rod Gilfry est Don Juan. Scéniquement il est le parfait Don Juan voulu par le metteur en scène mais on ne peut y croire. Certainement gêné par cette interprétation, sa voix est souvent mal assurée, le timbre est agréable mais comment donner toute sa mesure en interprétant ce personnage sans personnalité plus obstiné que courageux, on sent ses possibilités et l’on regrette qu’il ne puisse donner que cela. Plus attentif au rôle joué qu’au rôle chanté nous assistons sans doute à une performance d’acteur.
Kyle Ketelsen domine la distribution comme dans la production de 2010 où il interprétait déjà le rôle de Leporello. Sa voix grave garde un timbre chaud dans chaque registre, sa diction est parfaite avec une ligne musicale qui respecte l’écriture. Il joue bien malgré une coiffure et un costume qui ne l’avantagent pas. Il donne du rythme à l’action qui en manque souvent, chaque Air est parfaitement chanté et on l’apprécie tout particulièrement dans l’Air du Catalogue. Une prestation remarquable et remarquée.
Le Don Ottavio de Paul Groves manque d’assurance , sa présence est plus marquée lorsqu’il lui est possible de chanter dans une position normale et non pas allongé sur le sol à moitié dénudé. Ce qui passe pour une pièce de théâtre est souvent ridicule sur une scène lyrique et dérangeant pour les chanteurs. Le timbre est agréable et il sait conserver une ligne musicale malgré une voix qui manque quelquefois de souplesse. Sa bonne diction lui permet de se faire entendre dans les ensembles tout en se fondant avec les autres voix. Le baryton, Kostas Smoriginas donne une interprétation tout à fait correcte de Masetto. Un peu en retrait scéniquement il est très bien vocalement, possédant un joli vibrato il chante avec musicalité sans avoir toutefois une justesse parfaite.
Anatoli Kotscherga qui avait déjà interprété le rôle du commandeur dans la production de 2010 semble cette année un peu moins affirmé avec moins de présence mais sa voix profonde de basse réussit à s’imposer malgré une mise en scène qui enlève beaucoup de puissance au personnage.
Maria Bebgtsson interprète Donna Anna d’une voix un peu acide attaquant ses aigus avec rudesse. Plus de souplesse et de nuances lui permettraient d’avoir plus de legato. Apparaissant en tenue plus que légère dès le début de l’ouvrage, le personnage imaginé par le metteur en scène est loin de représenter une femme offensée et sa voix est plus adaptée à la Donna Anna de Dmitri Tcherniakov qu’à la Donna Anna de Mozart.
Remplaçant Sonya Yoncheva au “pied levé” Kristine Opolais reprend ce soir le rôle de Donna Elvira qu’elle avait chanté dans la production de 2010. Elle ne semble donc pas gênée par la mise en scène qu’elle connaît bien. Sa voix n’est pas toujours agréable dans les aigus chantés sans beaucoup de musicalité. Elle semble stressée au début cherchant sa ligne de chant mais elle prend de l’assurance au fil des tableaux et les phrases piano deviennent plus souples et plus jolies. sans doute avait-elle un peu de difficulté à entrer dans le personnage.
A mon sens c’est Zerlina qui possède la plus jolie voix. Joelle Harvey interprète ce rôle avec beaucoup de fraîcheur et d’intelligence. Elle fait de belles nuances, chante juste et sa diction est parfaite, ainsi que son style. Elle paraît un peu perdue dans ce monde de fous mais elle met un peu de vie et de gaîté tout en ne succombant pas totalement à Don Juan. C’est Marc Minkowski qui dirigeait ce soir Le London Symphony Orchestra. Il se fait connaître très tôt comme chef d’orchestre en fondant l’orchestre des “Musiciens du Louvre” et prend une part active au renouveau baroque mais change de direction pour diriger des opéras de Bizet, Massenet Verdi ou Wagner. Mozart est donc un compositeur qu’il connaît bien. Il dirige l’ouvrage avec netteté nous faisant entendre de belles sonorités, les tempi sont quelques fois trop lents engendrant un peu d’ennui mais ce que l’on regrette le plus, ce sont les décalages avec les chanteurs qui paraissent de ce fait déstabilisés. Mais le rythme est soutenu dans les finale qui commencent par des duos pour finir en feu d’artifice chantés par le septuor. Un Don Giavanni décevant qui nous laisse avec la sensation d’avoir perdu Mozart en cours de route.