Marseille, 15 Juin 2013
Après Elektra et la Grèce, La Clemence de Titus et Rome, c’est l’Egypte qui est mise à l’honneur à l’Opéra de Marseille avec la Cleopâtre de Jules Massenet. Cleopâtre est l’un des trois opéras créés après la mort du compositeur, celui-ci en achèvera l’orchestration définitive début juin 1912 deux mois avant de mourir et n’aura jamais eu l’occasion d’entendre son oeuvre même au cours de répétitions.
Créé à Monte-Carlo le 23 février 1914, cet opéra considéré écrit dans un style un peu dépassé sera peu joué et très peu enregistré. Pourtant Massenet évolue et signe ici un ouvrage dans sa dernière manière d’écriture. Fasciné par les mystères et les divers caractères de la femme, c’est la reine d’Egypte qu’il va mettre en scène, avec ses différentes facettes et ses volte face.
Il ne faut pas rechercher de grands Airs dans cet opéra, mais plutôt des mélodies illustrant cette fresque en quatre actes et plusieurs tableaux. Initialement composé pour une mezzo-soprano le rôle de Cléopâtre est chanté par une soprano lors de sa création. Mais c’est ici la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon qui chantera le rôle titre. A la demande expresse de la descendance du compositeur, l’opéra devra être représenté dans une mise en scène excluant tout revisite, et l’on ne peut que s’en féliciter.
Nous retrouvons Emmanuelle Favre pour les décors, Charles Roubaud pour la mise en scène, Katia Duflot pour les costumes ainsi que Marc Delamézière pour les lumières, équipe unanimement saluée par la critique pour son travail remarquable dans Elektra donné en février dernier à l’opéra de Marseille, assistés ici par Marie-Jeanne Gauthé pour la vidéo.
La scène assez dépouillée avec un encadrement de tentures fait penser à un décor de théâtre, peu d’accessoires mais bien choisis, avec des éclairages faisant ressortir les personnages et créant les atmosphères suivant les situations.
Charles Roubaud nous a habitués à des mises en scène sobres et toujours de bon goût, il en est de même ici où nous sommes transportés dans un film de style hollywoodien mais avec beaucoup de mesure. Les Aigles romaines sont plantées de chaque côté de la scène sans ostentation, laissant la place pour l’arrivée des centurions de Marc-Antoine qui les reçoit assis avec une certaine majesté. Le tempo est donné, assez vif, il nous tiendra en haleine jusqu’à la fin de l’ouvrage avec toutefois quelques moments de langueur ou de tendresse.
L’arrivée de Cléopâtre, superbe, marque le moment crucial du premier acte où chaque détail de mise en scène est en rapport avec la musique ou les évènements. Un interlude musical ponctue chaque scène les faisant défiler comme dans un livre d’images que l’on feuillette. C’est rafraîchissant et tout à fait bien représenté tel le palais de Marc-Antoine où tout est réalisé avec des projections, mais belles couleurs, belle profondeur avec l’atrium où une statue d’un dieu, qui pourrait être Apollon, se mire dans les eaux d’une fontaine, mosaïques au sol et effet de torches sur les murs qui animent le décor. On a placé à la fin de ce tableau la musique du ballet, incontournable à l’époque de la composition de l’ouvrage, malheureusement coupé aujourd’hui, mais cette musique fait une belle introduction au tableau de la taverne d’Alexandrie où Cléopâtre est venue, habillée en homme, partager les plaisirs de son peuple en compagnie de Spakos.
Ici encore les projections créent le décor. tout est dans les tons sépia, allant pour les costumes du plus clair au plus foncé et cette couleur fait ressortir l’atmosphère particulière d’une taverne où tout peut se passer. Un éphèbe couvert d’un manteau en peau de léopard danse lascivement sur une belle chorégraphie. Ici la mise en scène soutient le chant qui pourrait lasser par son manque de grands Airs stimulants, mais l’action reste soutenue dans cette fin du deuxième acte. On peut très bien imaginer les bords du Nil avec cette végétation qui ondule sous la brise, les couleurs changeantes du ciel qui s’embrase, Marc-Antoine mollement couché sur des coussins regardant Cléopâtre et ses esclaves. L’action se déroule faisant ressortir les caractères des personnages, Marc-Antoine installé dans son bonheur, Cléopâtre obstinée dans sa volonté de conquête, Octavie naïve et sincère et Spakos sombre et jaloux et l’on sent déjà le dénouement tragique dans la fin de ce troisième acte.
Musicalement le quatrième acte est sans nul doute le sommet de l’ouvrage, introduit par une musique étrange et mystérieuse avec un grand soli de violoncelles. Sobre et majestueux le décor convient tout à fait à l’atmosphère qui imprègne la fin de Cléopâtre et de Marc-Antoine. Deux bas-reliefs représentant un couple d’égyptiens s’entrouvrent pour laisser voir une torchère allumée sur une terrasse; nous somme dans l’hypogée de Cléopâtre où l’on s’active à des préparatifs funéraires autour de l’autel.
C’est le moment le plus intense, le plus beau aussi avec le duo de Cléopâtre et Marc-Antoine où les deux voix se mêlent avec pureté dans une parfaite harmonie. C’est une réussite.
Incontestablement Jean-François Lapointe domine la distribution. Il donne une dimension tout à fait particulière à Marc-Antoine; une belle allure, une belle prestance, vif, énergique, en proie aux doutes, on ressent ses faiblesses même si on ne les comprend pas toujours. Si le rôle d’Escamillo qu’il interprétait en début de saison à l’opéra de Marseille ne lui convenait pas parfaitement, il est difficile de faire mieux ici vocalement. Chaque note chantée avec justesse fait résonner son timbre chaleureux, aucune faiblesse dans aucun registre, ses aigus puissants sont assurés et ses attaques sont nettes sans dureté. Peut-être ses piani sont-ils un peu trop présents? c’est tout ce qu’on pourrait lui reprocher car sa voix large de baryton nous fait entendre un médium d’une rare intensité. Sa diction parfaite donne à son personnage une grande crédibilité. C’est ici sans conteste pour Marc-Antoine que Jules Massenet a écrit les plus belles mélodies.
Spakos chanté par le ténor Luca Lombardo fait partie des hommes qui marquent cette distribution. Très apprécié dans Carmen en début de saison où il incarnait Don José il l’est ici aussi dans ce rôle de moins grande envergure mais de tout premier plan. Une bonne diction, une bonne projection, des aigus puissants, faciles et bien placés, font que sa voix porte sans forcer. Il chante avec musicalité sans faute de goût jusqu’à la mort, investi dans son personnage.
Le rôle d’Amnhès est chanté par le baryton Bernard Imbert en pleine possession de ses moyens, sa voix assurée au timbre chaud, à la diction parfaite arrive en quelques instants à marquer son personnage. Un quatuor vocal masculin de grande qualité complété par Philippe Ermelier qui chante Ennius d’une voix homogène et équilibrée avec une musicalité et une diction sans faille. Il est tout à fait agréable de comprendre les chanteurs surtout lorsqu’ils chantent en français.
Béatrice Uria-Monzon est une Cléopâtre à l’allure superbe, son arrivée marque le public aussi bien que Marc-Antoine que l’on sent subjugué et qui n’hésitera que quelques instants avant de succomber à ses charmes. Ses robes ne sont pas représentatives d’une reine d’Egypte mais très seyantes, les voiles faisant ressortir la féminité du personnage. Elle apparaît au premier acte vêtue de doré, sa coiffe du même ton représentant celle faite de plumes que l’on peut admirer sur certains bas-reliefs et l’on peut mieux comprendre la crainte et l’attraction qu’exerçait cette reine associée à la déesse Isis.
Elle campe un personnage assez distant qui ne devient sensible qu’au dernier acte, mais c’est une Cléopâtre très crédible, très dominante dont la voix est en rapport avec le caractère, puissante, parfois dure aux inflexions très marquées. Ses aigus sont puissants et son charisme est à la hauteur de celui de Marc-Antoine. Elle chante sans fadeur les instants de soumission pour aussi tôt faire ressortir le caractère qui domine le triumvir. Ce n’est pas une belle voix dans un sens où on l’entend habituellement mais c’est sans doute la voix qui convient à cette femme qui jusqu’à la mort ira au bout de ses actes, nous laissant entrevoir sa sensibilité dans le superbe duo avec Marc-Antoine, un grand moment de tendresse où les voix s’accordent avec le contre-chant des violons.
Kimy McLaren est une très jolie Octavie, elle joue à merveille ce rôle délicat un peu effacé mais qui fait preuve de caractère
en allant chercher Marc-Antoine jusque chez Cléopâtre. Marquant une certaine timidité au deuxième acte, elle s’affirme à l’acte suivant pour prendre plus de force et d’éclat dans son dialogue avec Cléopâtre. Malgré une voix un peu courte et une écriture souvent haut perchée, elle arrive à imposer ses aigus pour donner un certain poids à ce personnage de femme délaissée. On pourra lui reprocher comme à Béatrice Uria-Monzon un manque de projection et une diction qui rendent le texte incompréhensible.
La voix de femme la plus mélodieuse est celle d’Antoinette Dennefeld qui donne à Charmion l’esclave de Cléopâtre beaucoup de charme et de grâce. C’est d’une voix claire et bien placée et avec une grande musicalité qu’elle interprète ce rôle assez court nous donnant l’envie de l’entendre plus longuement une prochaine fois. La direction d’orchestre de Lawrence Foster n’a rien de très marquant dans son écriture, le compositeur a sans doute voulu une musique narrative qui s’adapte aux événements. Les thèmes guerriers chantés par les centurions sont joués avec un peu de dureté. Les interludes sont sans grand intérêt mais sans doute est-ce dû à une interprétation un peu trop martiale avec des forte trop présents qui enlèvent la subtilité d’une écriture plus nuancée; on aurait envie d’entendre un Massenet un peu plus délicat même dans une oeuvre où les caractères forts dominent.
Le choeur bien préparé par Pierre Iodice présente une grande homogénéité et une grande force et précision dans le choeur des hommes du premier acte. Un très grand succès avec de nombreux rappels de la part d’un public enthousiaste pour une oeuvre somme toute très peu connue dont la découverte nous a ravis. Photo de Christian Dresse